Lire un extrait du Prix de L’Hérésie de S.J Parris - Page 1 - Sur l’auteur S. J.þParris est le nom de plume de Stephanie Merritt, jour- naliste au Guardian et The Observer. C’est en préparant sa thèse sur l’influence de l’occultisme sur la littérature de la Renaissance qu’elle rencontre le fascinant Giordano Brunoþ! Face au destin et à la personnalité exceptionnels du sulfureux Napolitain, germe l’idée du Prix de l’hérésie, entré dans le cercle très fermé des best-sellers du New York Times. Elle signe en 2010 un second opusþ: Prophecy. 159559FZB_HERESIE.fm Page 4 Lundi, 3. janvier 2011 3:32 15 Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages, les lieux et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur ou utilisés fictivement. Les situations, événements et dialogues concernant des personnages publics ou historiques sont complètement fictifs et ne sont pas destinés à changer la nature fictive de cette œuvre. Titre originalÞ: Heresy © Stephanie Merritt, 2010. © Éditions 10/18, Département d’Univers Poche, 2011, pour la traduction française. ISBNÞ: 978-2-264-05176-9 159559FZB_HERESIE.fm Page 6 Lundi, 3. janvier 2011 3:32 15 PROLOGUE Monastère de San Domenico Maggiore, Naples, 1576 159559FZB_HERESIE.fm Page 7 Lundi, 3. janvier 2011 3:32 15 9 La porte s’ouvrit avec fracas et le bruit se répercuta dans la vaste pièce tandis que le plancher tremblait sous les pas déci- dés de plusieurs hommes. À l’intérieur du réduit exigu, juché sur le rebord du banc en bois, je prenais soin de ne pas trop m’approcher du trou au-dessus de la fosse. Le courant d’air provoqué par leur arrivée fit vaciller la petite flamme de ma bougie, qui projeta des ombres mouvantes sur les murs de pierre. Allora, me dis-je en levant la tête. Ils ont fini par venir me chercher. Les bruits de pas s’arrêtèrent devant le réduit, un poing tambourina contre la porte et la voix épaisse de l’abbé reten- tit, haut perchée, loin de son habituel ton de diplomate. «ÞFra GiordanoÞ! Je vous ordonne de sortir sur-le-champ sans chercher à cacher ce que vous tenez entre les mainsÞ!Þ» J’entendis le ricanement de l’un des moines qui l’accom- pagnaient, promptement suivi d’une sévère remontrance de l’abbé, fra Domenico Vita. En dépit de la situation, je ne pus m’empêcher de sourire. Dans le cours ordinaire des jours, fraþVita donnait l’impression que toutes les fonctions corpo- relles l’offensaient prodigieusement. Appréhender l’un de ses moines dans un endroit aussi ignominieux devait le plonger dans une détresse sans précédent. «ÞUn moment, padre, si vous permettezÞ!Þ» criai-je en réponse. Je dénouai mon habit à la hâte pour donner l’impression que j’avais utilisé les latrines et je regardai le livre que je 159559FZB_HERESIE.fm Page 9 Lundi, 3. janvier 2011 3:32 15 10 tenais à la main. Je jouai un moment avec l’idée de le dissi- muler quelque part sous mon habit, mais c’eût été vainÞ: on allait me fouiller sans délai. «ÞPas une seconde de plus, frère, gronda fra Vita. Vous avez passé plus de deux heures ici, je pense que c’est ample- ment suffisant. —ÞQuelque chose que j’ai mangé, padreÞ», répondis-je. Avec un profond regret, je jetai le livre dans le trou en toussant bruyamment pour couvrir le bruit d’éclaboussure de sa chute dans le cloaque. C’était une si belle édition… Tournant le loquet, j’ouvris la porte devant laquelle se tenait mon abbé. Son visage lourd vibrait d’une rage conte- nue, accentuée par la lumière vive des torches brandies par les quatre moines qui se trouvaient derrière lui et me dévisa- geaient, à la fois atterrés et fascinés. «ÞPlus un geste, fra Giordano, commanda Vita en poin- tant un index vengeur sur moi. Il est trop tard pour vous cacher.Þ» Il pénétra dans la cabine, l’odeur le fit grimacer et il tendit sa lanterne pour vérifier chaque coin. Ne trouvant rien, il se tourna vers les hommes derrière lui. «ÞFouillez-leÞ!Þ» vociféra-t-il. Mes frères échangèrent des regards consternés, puis ce finaud de fra Agostino da Montalcino, un Toscan, avança vers moi, un sourire mauvais peint sur le visage. Il ne m’avait jamais aimé, mais son aversion s’était muée en une franche animosité après que j’eus publiquement triomphé de lui quelques mois auparavant dans une querelle à propos de l’hérésie arienne. Depuis lors, il racontait partout que je niais la divinité du Christ. Sans l’ombre d’un doute, c’était lui qui avait mis fra Vita en travers de mon chemin. «ÞPardon, fra Giordano, me dit-il avec mépris en m’ins- pectant de la tête aux pieds, ses mains faisant le tour de mes hanches avant de descendre le long de mes cuisses. —ÞEssayez de ne pas y prendre trop de plaisir, marmon- nai-je. —ÞJe ne fais qu’obéir à mon supérieur.Þ» 159559FZB_HERESIE.fm Page 10 Lundi, 3. janvier 2011 3:32 15 11 Quand il eut fini de me palper, il se releva pour faire face à fra Vita, visiblement déçu. «ÞIl ne dissimule rien sous son habit, père.Þ» Fra Vita s’approcha et me fixa un long moment sans rien dire. Son visage était si près du mien que je pouvais compter les poils sur son nez et sentir son haleine empestant l’oignon. «ÞLe péché de notre premier père était de désirer la connais- sance interdite.Þ» Il détachait soigneusement chaque syllabe et s’humecta les lèvres de sa grosse langue avant de poursui- vre. «ÞIl pensait pouvoir devenir l’égal de Dieu. Et tel est aussi votre péché, fra Giordano. Vous êtes l’un des jeunes hommes les plus doués que j’aie connus à San Domenico Maggiore depuis tant d’années, mais votre curiosité et l’orgueil que vous tirez de votre intelligence vous empêchent d’utiliser ces dons pour la gloire de l’Église. Il est grand temps que le Père Inquisiteur se penche sur votre cas. —ÞNon, padre, s’il vous plaît, je n’ai rien fait… protestai- je tandis qu’il se retournait, prêt à partir. —ÞFra VitaÞ! s’écria soudain Montalcino dans mon dos. Vous devriez venir voir çaÞ!Þ» Il tenait sa torche au-dessus du trou du réduit, couvant des yeux sa découverte. Vita blêmit. Puis il se pencha pour voir de quoi le Toscan parlait et, apparemment satisfait, se retourna vers moi. «ÞFra Giordano, retournez dans votre cellule et restez-y jusqu’à nouvel ordre. Cela requiert l’immédiate attention du Père Inquisiteur. Fra Montalcino, récupérez ce livre. Nous saurons enfin quelles hérésies et quelle nécromancie notre frère étudie ici avec une dévotion que je ne l’ai jamais vu appliquer aux Saintes Écritures.Þ» Le regard horrifié de Montalcino passa de l’abbé à moi. J’étais resté si longtemps dans les latrines que je m’étais habi- tué à l’odeur, mais l’idée de plonger la main dans la fosse sous la planche me révulsait. Je lui adressai un grand sourire. «ÞMoi, mon pèreÞ? demanda-t-il en s’étranglant. —ÞVous, frère. Et ne traînez pas.Þ» Fra Vita resserra sa cape pour se préserver de l’air glacial de la nuit. 159559FZB_HERESIE.fm Page 11 Lundi, 3. janvier 2011 3:32 15 12 «ÞJe peux vous éviter ce désagrément, offris-je. Ce sont seulement les Paraphrases d’Érasme. Pas de magie noire là- dedans. —ÞComme vous le savez, frère Giordano, répondit som- brement Vita, les œuvres d’Érasme sont inscrites à l’Index des livres interdits par l’Inquisition.Þ» Il braqua à nouveau sur moi ses yeux dénués de la moin- dre parcelle d’humanité. «ÞMais nous aurons l’occasion d’en apprendre davantage. Cela fait trop longtemps que vous nous prenez pour des imbéciles. Il est temps que la pureté de votre foi soit mise à l’épreuve. Fra BattistaÞ! appela-t-il en se tournant vers l’un des moines qui portaient les torches. Envoyez un message au Père Inquisiteur.Þ» J’aurais pu me mettre à genoux et implorer sa clémence mais cela aurait manqué de dignité, d’autant que fra Vita aimait l’ordre et le respect des procédures. S’il avait décidé que je devais faire face au Père Inquisiteur, peut-être pour servir d’exemple à mes frères, rien ne l’en dissuaderait tant que cette histoire ne serait pas parvenue à son terme. Et je craignais de trop bien savoir comment elle se terminerait. Je rabattis ma capuche et suivis l’abbé et les moines dehors, ne m’interrompant que pour jeter un dernier regard à Montal- cino qui relevait ses manches, s’apprêtant à repêcher mon Érasme perdu. «ÞD’un certain côté, mon frère, vous avez de la chance, dis-je en le saluant d’un clin d’œil. Mes déjections sentent très bon, comparées à d’autres.Þ» Il leva les yeux vers moi, le visage déformé par la haine et le dégoût. «ÞNous verrons si votre esprit survit après qu’on vous aura enfoncé un tison brûlant dans le cul, BrunoÞ», répondit-il avec une absence frappante de charité chrétienne. Dans le cloître, la fraîcheur de la nuit napolitaine nous sai- sit et je regardai le souffle de ma respiration former des nua- ges de buée. J’appréciai d’être sorti du confinement des latrines. Autour de moi, les vastes murs de pierre du monas- tère rejetaient le cloître dans l’obscurité. Sur la gauche, la 159559FZB_HERESIE.fm Page 12 Lundi, 3. janvier 2011 3:32 15 13 façade grandiose de la basilique nous écrasait. Je marchai d’un pas lourd en direction du dortoir des moines et tendis le cou vers le ciel pour observer les constellations. L’Église nous apprenait, d’après Aristote, que les étoiles étaient fixées dans la huitième sphère au-delà de la Terre, qu’elles étaient toutes équidistantes et qu’elles se déplaçaient ensemble en orbite autour de nous, comme le Soleil et les sept planètes dans leurs sphères respectives. D’autres, comme le Polonais Copernic, osaient imaginer l’univers sous une forme diffé- rente, avec le Soleil au centre et la Terre en orbite autour. Personne ne s’était risqué au-delà, pas même en imagination – personne sauf moi, Giordano Bruno de Nola, et cette théo- rie secrète, plus audacieuse qu’aucune formulée jusque-là, n’était connue que de moiÞ: l’univers n’avait pas de centre fixe, il était infini et chacune des étoiles que je voyais à cet instant scintiller dans ce noir écrin de velours était son pro- pre Soleil, entouré d’innombrables mondes sur lesquels, au même instant, des êtres pareils à moi fixaient peut-être eux aussi les cieux en se demandant si quelque chose existait au- delà des limites de leur connaissance. Un jour, j’écrirais tout cela dans un livre qui serait le grand œuvre de ma vie, un livre qui aurait un retentissement semblable au De revolutionibus orbium coelestium de Coper- nic, plus grand même, un livre qui réduirait à néant les certi- tudes non seulement de l’Église romaine, mais aussi celles de toute la chrétienté. Cependant il me restait encore tant de choses à comprendre, tant de livres à lireÞ: des manuels d’astrologie, de magie antique, qui tous étaient interdits par l’ordre dominicain et que je ne pouvais jamais obtenir de la bibliothèque de San Domenico Maggiore. Je savais que si l’on me présentait aujourd’hui à l’Inquisition de l’Église catho- lique, tout cela me serait arraché à coups de tisons chauffés à blanc, de chevalet ou de roue, et je finirais par vomir mes hypothèses à peine esquissées, ce qui me vaudrait de brûler pour hérésie. J’avais vingt-huit ans, j’étais encore loin de désirer la mort. Je n’avais d’autre choix que de fuir. Les complies venaient juste de s’achever et les moines de San Domenico se préparaient à se retirer pour la nuit. Arrivé 159559FZB_HERESIE.fm Page 13 Lundi, 3. janvier 2011 3:32 15 14 dans la cellule que je partageais avec fra Paolo de Rimini, le froid de la nuit entrant dans mon sillage, je m’agitai frénéti- quement dans cet espace minuscule pour rassembler les quel- ques affaires que je possédais dans un sac en toile. Étendu sur sa paillasse, Paolo s’adonnait à la méditation lorsque j’avais fait irruption. Il s’était dressé sur un coude et observait main- tenant avec inquiétude mon effervescence. Lui et moi avions rejoint ensemble le monastère comme novices à l’âge de quinze ans. Treize ans plus tard, il était le seul à qui je pou- vais penser comme à un frère, au vrai sens du mot. «ÞIls envoient chercher le Père Inquisiteur, expliquai-je en reprenant ma respiration. Je n’ai pas un instant à perdre. —ÞTu as encore raté les complies. Je t’ai prévenu, Bruno, dit-il en secouant la tête. À force de passer autant d’heures aux latrines le soir, les gens vont finir par avoir des soupçons. Fra Tomassa répète à tout le monde qu’une sérieuse maladie te détruit les intestins. Je t’avais dit qu’il ne faudrait pas long- temps à Montalcino pour deviner ce que tu fais réellement et alerter l’abbé. —ÞCe n’était qu’Érasme, pour l’amour du Christ, répondis- je, agacé. Je dois partir ce soir, Paolo, avant qu’on me sou- mette à la question. Est-ce que tu as vu ma cape de voyageÞ?Þ» Le visage de Paolo devint soudain très grave. «ÞBruno, tu sais qu’un dominicain ne peut pas quitter son ordre, sous peine d’excommunication. Si tu t’enfuis, ils le prendront comme un aveu et ils prononceront un arrêt contre toi. Tu seras condamné pour hérésie. —ÞEt si je reste, je serai aussi condamné pour hérésie. Ce sera moins douloureux in absentia. —ÞMais où iras-tuÞ? De quoi vivras-tuÞ?Þ» Mon ami avait l’air abattu. J’interrompis mes recherches et posai ma main sur son épaule. «ÞJe voyagerai de nuit, je chanterai et je danserai, ou je mendierai si je le dois, et quand j’aurai mis une distance suf- fisante entre Naples et moi, j’enseignerai pour vivre. J’ai passé mon doctorat de théologie l’année dernière, il y a beau- coup d’universités en Italie.Þ» 159559FZB_HERESIE.fm Page 14 Lundi, 3. janvier 2011 3:32 15 15 J’essayais de me montrer plein d’entrain, mais en réalité je me sentais oppressé et j’avais l’estomac noué. D’une certaine façon, que je ne puisse plus désormais me rendre aux latrines était une ironie du sort. «ÞTu ne seras jamais en sécurité en Italie si l’Inquisition te condamne pour hérésie, dit tristement Paolo. Ils n’auront de cesse qu’ils te voient brûler. —ÞDans ce cas, je dois m’en aller avant qu’ils en aient l’opportunité. J’irai peut-être en France.Þ» Je me détournai pour chercher ma cape. À cet instant sur- git de ma mémoire, aussi claire que le jour où elle s’y était imprimée, l’image d’un homme consumé par le feu, à l’ago- nie, la tête rejetée en arrière afin d’éloigner son visage des flammes insatiables qui dévoraient ses vêtements. C’était ce geste humain et inutile qui m’était resté après toutes ces années, ce mouvement pour protéger son visage du feu alors qu’il était lié à un piquet, et depuis lors j’avais soigneusement évité d’assister aux spectacles des bûchers. J’avais douze ans et mon père, soldat de profession et homme aux sincères convictions orthodoxes, m’avait emmené à Rome assister à une exécution publique pour mon édification et mon ins- truction. Au Campo dei Fiori, nous nous étions assurés un bon point de vue, à l’arrière de la foule qui se pressait, et j’avais été surpris par le nombre de personnes venues profiter de l’événement comme s’il s’était agi d’un combat de chiens ou d’une foireÞ: colporteurs de pamphlets, moines men- diants, hommes et femmes vendant des pains, des gâteaux ou du poisson frit sur des plateaux suspendus au cou. Je n’étais pas non plus préparé à la cruauté du peuple, qui abreuva le prisonnier d’injures, lui cracha à la figure et lui jeta des pier- res quand il s’avança sans un mot vers le piquet, tête basse. Je me demandais s’il gardait le silence par résignation ou par dignité, mais mon père m’apprit que sa langue était transper- cée d’une pointe en acier afin qu’il n’essaie pas de convertir les spectateurs en répétant ses épouvantables hérésies depuis le bûcher. Quand il fut attaché, on entassa autour de lui des fagots, de sorte qu’il fut presque caché à la vue. Lorsque la torche 159559FZB_HERESIE.fm Page 15 Lundi, 3. janvier 2011 3:32 15
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