L'Origine du silence - J. Rubenfeld - Page 1 - Lire un extrait de L'Origine du silence de Jed Rubenfeld
Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2e et 3e a, d’une part, que les «þcopies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collectiveþ» et, d’autre part, que les analyses et les courtes cita- tions dans un but d’exemple ou d’illustration, «þtoute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illiciteþ» (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellec- tuelle. Copyright © 2010 Jed Rubenfeld. All rights reserved. © 2011, Fleuve Noir, département d’Univers Poche, pour la traduction française. ISBN : 978-2-265-09253-2 Titre original : The Death Instinct 167948SJS_RUBENFELD_fm9_xml.fm Page 6 Vendredi, 29. juillet 2011 7:33 07
À mes filles, Sophia et Louisa, qui sont formidables. 167948SJS_RUBENFELD_fm9_xml.fm Page 7 Vendredi, 29. juillet 2011 7:33 07
Par une belle journée de septembre, dans le quartier de Lower Manhattan qui se trouve à la pointe sud de l’île, le cœur de la finance américaine fut la cible de la plus grosse attaque terroriste de toute l’histoire des États-Unis. C’était en 1920. L’événement donna lieu à l’enquête policière la plus importante jamais menée à travers le pays, néanmoins personne ne fut condamné. 167948SJS_RUBENFELD_fm9_xml.fm Page 9 Vendredi, 29. juillet 2011 7:33 07
13 UN La mort n’est que le commencement ; le plus dur vient après. Il existe trois manières de vivre en sachant qu’on va mourir un jour – sans céder à la panique. La première consiste à l’oublier : ne pas y penser, faire comme si ça n’existait pas. Voilà ce que font la plupart d’entre nous. La deuxième est son exact opposé : memento mori. Souviens-toi que tu vas mourir. Garde sans cesse la mort à l’esprit, car la vie prend vraiment son sens dès lors qu’on sait qu’aujourd’hui est notre dernier jour. La troi- sième voie est celle de l’acceptation. Celui qui accepte la mort – qui l’accepte pour de bon – ne craint rien, aussi fait-il preuve d’une parfaite équanimité face aux pertes de toute nature. Ces trois stratégies ont une chose en commun : ce sont des mensonges. La panique, au moins, serait une attitude honnête. Toutefois, il existe une quatrième voie. C’est l’option impossible, celle dont nul ne peut discuter, même pas avec soi-même, dans le calme de ses méditations inté- rieures. Cette route-là ne nécessite ni oubli, ni men- songe, ni prosternation devant l’autel de la fatalité. Il s’agit juste d’une pulsion. 167948SJS_RUBENFELD_fm9_xml.fm Page 13 Vendredi, 29. juillet 2011 7:33 07
14 * À midi pile, en ce 16 septembre 1920, les cloches de l’église Trinity se mirent à retentir. Comme si elles étaient montées sur le même ressort, toutes les portes donnant sur Wall Street s’ouvrirent d’un seul coup, déversant un flot d’employés, de messagers, de secré- taires et de dactylos qui partaient profiter de leur pré- cieuse pause déjeuner. Ils s’engouffrèrent dans l’artère, déferlèrent au milieu des voitures pour aller faire la queue devant leur vendeur ambulant préféré, peuplant en un instant le carrefour de Wall Street, Nassau Street et Broad Street que, dans le monde de la finance, on appelait tout simplement « the Corner ». Là, s’élevait le bâtiment du Trésor des États-Unis, avec sa façade ins- pirée des temples grecs, gardé par une statue de bronze à l’effigie de George Washington. À côté, se trouvaient la Bourse de New York, avec ses colonnes blanches, et enfin, la forteresse au dôme de la banque J. P. Morgan. C’est devant cet établissement que piaffait une vieille jument baie, attachée à une charrette surchargée, recou- verte d’une toile grossière, sans cocher, et qui bloquait le passage. Derrière, cornaient des chauffeurs en colère. Un taxi râblé sortit de son automobile en levant les bras pour exprimer un juste courroux, prêt à s’en prendre au conducteur de la charrette, qu’il ne trouva pas. Il fut en revanche intrigué par un étrange bruit assourdi, qui semblait émaner du chargement. Il tendit l’oreille et identifia avec certitude le tic-tac d’une horloge. Le dernier coup de midi sonna. La cloche résonnait encore quand le chauffeur de taxi souleva un coin de la toile grossière, mangée aux mites, et vit ce qui était caché dessous. À cet instant précis, parmi la foule, quatre personnes exactement savaient que la mort allait frapper Wall Street : le taxi ; une femme rousse 167948SJS_RUBENFELD_fm9_xml.fm Page 14 Vendredi, 29. juillet 2011 7:33 07
15 qui passait à côté ; le conducteur absent de la char- rette ; et Stratham Younger qui, à moins de cinquante mètres de là, força à s’agenouiller un capitaine de police et une jeune Française. Le chauffeur murmura : — Que Dieu ait pitié ! Et Wall Street explosa. Deux femmes qui furent les meilleures amies du monde, en se retrouvant des années plus tard, pous- sent des exclamations incrédules, s’embrassent, se récrient, et aussitôt entreprennent de combler les blancs de leurs vies respectives, dépeignant l’une après l’autre le passé avec toutes les couleurs et la vivacité dont elles sont capables. Dans les mêmes conditions, deux hommes ne trouvent rien à se dire. À 11 heures ce matin-là, une heure avant l’explo- sion de Wall Street et à trois kilomètres au nord, sur Madison Square, Younger et Jimmy Littlemore se ser- rèrent la main. C’était une journée incroyablement belle pour la saison et le ciel était d’un bleu d’azur. Le médecin sortit une cigarette. — Ça fait un bail, doc, dit le policier. Younger alluma sa cigarette, tira une bouffée, acquiesça. Les deux hommes avaient une trentaine d’années, mais ils étaient d’aspect fort différent. Littlemore, capi- taine de la police de New York, était du genre à se fondre dans le paysage. Il était de taille moyenne, de corpulence moyenne, la couleur de ses cheveux était moyenne, même les traits de son visage étaient moyens, mais il affi- chait une bonhomie et une santé éclatante, typique- ment américaines. Younger, en revanche, était le genre d’homme qu’on remarquait. Il était grand ; ses gestes étaient élégants ; sa peau, un peu marquée ; il était affligé de ce genre d’imperfections qui plaisent aux 167948SJS_RUBENFELD_fm9_xml.fm Page 15 Vendredi, 29. juillet 2011 7:33 07
16 femmes chez un bel homme. Bref, le médecin présen- tait mieux que le policier, cependant il était moins ave- nant. — Comment ça va, le travail ? demanda Younger. — Ça va, répondit l’autre en faisant osciller le cure- dent qu’il tenait entre ses lèvres. — Et la famille ? — Ça va. Une autre différence notable les distinguait. Le méde- cin avait fait la guerre ; pas son camarade. Abandon- nant son cabinet à Boston et ses recherches scientifiques à Harvard, Younger s’était enrôlé dès la déclaration de guerre en 1917. Littlemore l’aurait fait aussi… s’il n’avait pas eu une femme et une ribambelle de bouches à nourrir. — C’est bien, fit le médecin. — Alors, vous allez me dire ce qui vous amène ou bien il faut que j’y aille au pied-de-biche ? Younger tira sur sa cigarette. — Au pied-de-biche. — Vous m’appelez, après tout ce temps, vous me dites que vous voulez me parler, et maintenant, vous restez muet ? — C’est ici qu’a eu lieu le grand défilé après la vic- toire, c’est bien ça ? Qu’est-il arrivé à l’arc de triomphe ? fit-il en regardant autour de lui le parc de Madison Square, sa verdure, ses monuments et sa fontaine orne- mentale. — Il a été démonté, répondit le New-Yorkais. — Pourquoi ces hommes voulaient-ils mourir ? — Qui ça ? — Ça n’a pas de sens. Du point de vue évolution- niste. Younger se retourna vers Littlemore. — Ce n’est pas moi qui ai besoin de vous parler. C’est Colette. 167948SJS_RUBENFELD_fm9_xml.fm Page 16 Vendredi, 29. juillet 2011 7:33 07
17 — La fille que vous avez ramenée de France ? — Elle devrait être ici d’une minute à l’autre. À moins qu’elle ne se soit égarée. — À quoi elle ressemble ? Le médecin réfléchit un moment : — Elle est jolie. Un instant plus tard, il ajouta : — La voilà. Un bus à double étage marquait un arrêt sur la 5e Avenue toute proche. Le policier se retourna ; son cure-dent faillit tomber. Une jeune femme mince vêtue d’un imperméable descendit de l’impériale. Les deux hommes allèrent à sa rencontre. Colette Rousseau embrassa Younger sur les deux joues, puis tendit une main gracieuse à Littlemore. Elle avait des yeux verts, un port élégant et de longs cheveux bruns. — Enchanté, Miss, fit le policier en se remettant de sa surprise. Elle le dévisagea. — Ainsi donc, vous êtes Jimmy. L’homme le meil- leur et le plus courageux que Stratham ait jamais connu. Littlemore eut un instant d’arrêt. — Il a dit ça ? — Je lui ai dit aussi que vos blagues n’étaient pas drôles. Colette se retourna vers son ami : — Vous auriez dû venir à l’Institut de curiethérapie. Ils ont guéri un sarcome. Et un rhinosclérome. Com- ment une petite clinique américaine peut-elle posséder deux grammes de radium alors qu’il n’y en a même pas un entier dans toute la France ? — Je ne savais pas que les rhino avaient un arôme, déclara le policier. — Si nous allions déjeuner ? proposa Younger. 167948SJS_RUBENFELD_fm9_xml.fm Page 17 Vendredi, 29. juillet 2011 7:33 07
18 * À l’endroit où Colette était descendue du bus, quelques mois plus tôt, se trouvait une triple arche monumentale enjambant la 5e Avenue. En mars 1919, d’immenses foules en liesse avaient applaudi les sol- dats qui défilaient sous cet arc de triomphe romain, érigé à la gloire de la nation victorieuse à l’issue de la Grande Guerre. Les rubans tourbillonnaient, les ballons volaient, les canons tonnaient et, la prohibition n’étant pas encore arrivée, les bouchons sautaient. Hélas, les soldats accueillis de la sorte se réveillèrent le lendemain matin dans une ville qui n’avait pas de travail à leur offrir. L’essor économique de la guerre avait fait place à la récession. Les fenêtres des usines étaient murées. Les magasins fermés. Achats et ventes s’étaient arrêtés. Des familles entières étaient jetées à la rue sans qu’elles sachent où aller. L’arc de triomphe devait être construit en marbre. Pareille extravagance n’étant plus de mise, on s’était finalement rabattu sur du plâtre et du bois. Quand vint le mauvais temps, la peinture s’écailla, et l’arc commença de se déliter. Il fut démoli avant la fin de l’hiver – à peu près au moment où fut promulguée la loi sur la prohibition. L’absence de l’arc colossal et immaculé enveloppait Madison Square d’un frisson fantomatique. Colette le sentit. Elle se retourna même pour s’assurer qu’on ne l’observait pas. Seulement, elle regarda dans la mauvaise direction. Elle ne vit pas, de l’autre côté de la 5e Ave- nue, par-delà le flux des voitures pressées et des omni- bus bringuebalants, la paire d’yeux fixés sur elle. Celle qui la scrutait ainsi était immobile, solitaire, les joues caves et blêmes, si squelettique qu’elle n’aurait pu faire de mal à une mouche. Un foulard masquait en grande partie ses cheveux roux secs, et une vieille robe du siècle passé lui tombait jusqu’aux chevilles. 167948SJS_RUBENFELD_fm9_xml.fm Page 18 Vendredi, 29. juillet 2011 7:33 07
19 Son âge était indéfinissable : elle aurait aussi bien pu passer pour une adolescente innocente que pour une femme mûre décharnée. Ses yeux avaient toutefois quelque chose de particulier. Dans ses iris, d’un bleu très pâle, nageaient des espèces d’impuretés brun- jaune, tels des cadavres flottant sur une mer tranquille. Parmi la circulation qui empêchait cette femme de traverser la 5e Avenue, approchait une charrette de livraison tirée par un cheval. Elle le considéra avec calme. L’animal la vit à la périphérie de son champ de vision. Il se cabra, puis rua. Un chauffeur de camion cria ; des véhicules firent des embardées, des pneus crissèrent. Il n’y eut pas de collision, mais un chemin s’ouvrit à travers le trafic. La femme traversa la 5e Ave- nue sans encombre. Littlemore les mena jusqu’à un marchand ambulant situé devant l’entrée du métro, en leur proposant d’avaler un « dog », ce qui obligea les deux hommes à expliquer à la jeune Française atterrée en quoi consistait cette nouvelle spécialité culinaire : le « hot-dog ». — Ça va vous plaire, Miss, je vous le promets. — Vous croyez ? fit-elle, dubitative. Lorsqu’elle atteignit l’autre côté de la 5e Avenue, la femme au foulard posa sa main veinée de bleu sur son ventre. Il s’agissait manifestement d’un signe, ou d’un ordre. Non loin de là, les jets de la fontaine du parc s’éteignirent et, tandis que les dernières gouttes tom- baient dans le bassin, une autre femme rousse entra dans sa ligne de mire, si semblable à la première qu’on aurait dit un reflet en moins pâle, moins squelettique, et aux cheveux détachés. Elle posa à son tour la main sur son ventre. Dans l’autre, elle tenait une longue paire d’épais ciseaux à bouts ronds. Elle avança en direction de Colette. 167948SJS_RUBENFELD_fm9_xml.fm Page 19 Vendredi, 29. juillet 2011 7:33 07
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