1er chapitre Dramma - Page 6 - Dramma est un roman policier ayant pour thèmes les mafias montréalaises, les relations amoureuses complexes et les liens fraternels houleux. 2 Dramma Julie Rivard 3 Prologue Cet endroit, plongé dans la pénombre, ressemblait à un boudoir de bordel, filles à deminues en moins. Cela ne saurait tarder. Dans cette petite pièce sans fenêtres, tout était bleu. Entièrement bleu. Des tapisseries brodées jusqu’aux tables laquées et aux divans de velours de style rococo. Même les motifs de l’épaisse moquette étaient teintés de bleu marine et bleu français. Seul le lustre à cristaux se démarquait du lot de bibelots bleus qui achevaient le décor. Sur l’une des tables parfaitement astiquées se trouvaient trois viriles armes de poing : un modèle CZ de la République Tchèque, un Colt américain ainsi qu’un Glock autrichien. Les hommes contemplaient les pistolets comme deux femmes s’émerveillant devant de somptueux bijoux. Le plus vieux s’adressa à l’autre dans leur langue maternelle. -Choisis. -Vraiment ? -Celui que tu préfères. Le plus jeune des deux hommes referma ses doigts blancs constellés de taches de rousseur autour du Glock. Il leva l’arme dans les airs, l’inspectant religieusement. Il semblait en transe. -Je te confie une tâche. Et tu devras la réaliser, à tout prix, même si tu dois y laisser ta peau. Le rouquin se redressa, dos bien droit, comme une planche. Le parfait soldat. Le lavage de cerveau opérait. -Je ne veux pas que Vic Fresu ait le luxe de séjourner en taule comme sa merde de frère. Rendons service à tout le monde en l’envoyant dans son caveau de famille par la voie express. Les deux hommes se sourirent. Voyant toutefois que son subordonné ajoutait de plus en plus de folie à son sourire, le patron retrouva ses airs durs et froids. -Mais il faut que tu le fasses proprement, ordonna-t-il, en y mettant du coffre. Une balle dans la nuque, puis une autre dans la tempe. C’est tout ! -Dommage. J’aurais bien aimé laisser ma signature. -Ce n’est pas le moment pour tes saloperies habituelles. Rapide et efficace. Tu laisses tes perversités à la maison. Entendu ? 4 Le « tueur fou », tel que gentiment surnommé par ses comparses, avait été battu, humilié et abusé toute sa jeunesse. Il était le produit de toutes les horreurs de la société. Un enfant du viol, un garçon amer et viscéralement violent, un accroc aux hallucinogènes, un bisexuel psychotique… bref, un déviant à ne jamais, au grand jamais, croiser sur son chemin. Et sans le savoir, Vic Fresu était sa mission kamikaze. 5 Chapitre 1 Turbulence 29 juin 2010 Tous les passagers s’affairaient à boucler leur ceinture. Le pilote venait de sonner le départ et annoncer les conditions du vol, ainsi que sa durée. À peine trois heures et trente minutes. Hommes, femmes et enfants semblaient ravis et mêmes détendus à la perspective de ce court voyage qui se ferait en douceur grâce à une météo idéale. Tous semblaient ravis, sauf une jeune femme blonde, fin vingtaine. Sur son visage se lisait une expression de pur étonnement. -Comment ça, juste trois heures et demie ? Tu m’as dit qu’on allait à l’Île Maurice. -Je t’ai menti. L’effet de surprise se transforma graduellement en incompréhension, puis en colère naissante. Elle était furieuse de s’être encore fait prendre dans des manigances, sans doute aussi complexes que risquées. Avec tout ce qu’elle avait vécu au fil des derniers mois, elle croyait s’être endurcie. Elle croyait avoir bien foutu sa naïveté à la porte. Et pourtant ! Elle s’attarda sur la boucle de sa ceinture de sécurité. Il était toujours temps de se ruer vers l’avant de l’avion, direction passerelle. -Janie, relaxe ! dit Vic tout en saisissant ses deux mains empressées. Ce dernier ne la regardait plus avec son sourire de voyageur emballé à l’idée de découvrir un nouveau pays. Il ressemblait de nouveau à Vic Fresu, grand parrain de la mafia sarde à Montréal. Il avait changé de personnage en une fraction de seconde. Son regard noir avait toujours le don de subjuguer Janie… et de faire raidir d’appréhension tous ses lieutenants et hommes de main. -Avais-tu dit à quelqu’un que tu partais pour l’Île Maurice ? ajouta-t-il dans un chuchotement. -J’ai appelé ma mère. -That’s it1 ? 1 C’est tout ? 6 Janie réalisa qu’elle avait encore un long bout de chemin à faire quant à « l’éthique mafieuse », c’est-à-dire toutes les règles découlant du code d’honneur des mafiosi italiens. Tout premier point à retravailler : l’omertà2 . Déçue d’elle-même, elle tourna le visage vers le hublot avant de lui faire une confession. -J’ai révélé, sur Facebook, où je partais en voyage. -Est-ce que t’as des polices ou des journalistes dans tes amis Facebook ? -Oh mon Dieu ! Je suis tellement désolée, Vic. J’ai vraiment fait une connerie ! Je suis pas habituée à tout cacher. L’homme détacha ses mains des siennes et se cala dans son siège. Il la contempla gravement. Janie savait que son écart de conduite pouvait coûter la vie de Vic. Rien de moins. Celui-ci la regardait toujours sans broncher… Attendait-il d’autres excuses plus convaincantes ? Janie avait tout dit. C’était une gaffe stupide. Majeure, mais stupide. Que rajouter de plus ? C’est alors qu’une agente de bord vint mettre un terme à l’horrible attente. La dame était ultra sympathique, ce qui créait un contraste marqué avec la tension qui s’était installée entre les deux passagers. -Est-ce que je peux vous offrir un apéritif ou encore un champagne ? Janie en était à sa première expérience en classe affaires. Elle jeta un regard interrogatif à Vic, lui demandant silencieusement si elle pouvait se le permettre. Elle était bien consciente de l’étendue de sa fortune (bien lessivée dans plusieurs entreprises de couverture), mais demeurait muette. C’était à lui de décider. Et ça la rendait folle. Janie avait toujours été libre et indépendante, comme la majorité des filles de sa génération. Or, lorsqu’il était question de trucs hors de prix et surtout futiles comme quelques bulles dans un verre, elle ne pouvait faire autrement que de s’en remettre à Vic. -Charles Heidsieck, déclara Vic. Votre meilleure année. On a plusieurs choses à célébrer. La dame dirigea un sourire radieux vers Janie. Elle devait s’imaginer de grands bonheurs totalement éloignés de la réalité, tels des fiançailles et, pourquoi pas, un petit bébé déjà en chemin. Quelle situation absurde ! Au contraire, il n’y avait que son lancement de livre à souligner. Et encore ! Une série d’événements funestes avait assombri ce beau moment. Carlo Caporal avait été tué d’une balle à la tête et elle ne connaissait toujours pas l’identité du meurtrier. Si elle avait su... Il y avait aussi Roman Fresu, frère aîné de Vic, qui avait trahi sa famille avec sa rancune accumulée tournée en pure malignité. Il se trouvait présentement en prison. Enfin, Poliakov était mort, étouffé 2 Silence imposé aux membres de la mafia quant à leurs liens et leurs activités. 7 avec ses propres vomissures suite à un empoisonnement spectaculaire au laurier des bois. Les deux clans ennemis des Fresu, c’est-à-dire les Russes et les Siciliens, se retrouvaient donc décimés et assoiffés de vengeance. -Es-tu sûr de vouloir célébrer après ma gaffe monumentale ? Vic respira profondément. -Si je t’ai menti c’est parce que je savais très bien que tu t’échapperais. C’est normal. Ça fait pas des années, comme moi, que tu prends le double de précautions. C’est mon style de vie. Pas encore totalement le tien. Il lui fit un signe du doigt, l’invitant subtilement à se rapprocher. Le cœur de Janie se mit à palpiter. Assise sur le siège en face du sien, elle dut pencher le corps vers l’avant afin de réduire la distance entre leurs deux visages. Les lèvres de l’homme étaient maintenant à proximité des siennes. Le contraste entre la fraîcheur mentholée de sa bouche et la chaleur de son corps était loin de la laisser indifférente. Il reprit la discussion, dans un murmure attirant. -On va passer une semaine, tous seuls, dans une hutte de luxe, à Colombus Isle. Janie sentit sa culpabilité partir en fumée. Elle n’avait qu’une seule envie : éclater de joie ! Mais elle se retint, question de ne pas attirer l’attention sur Vic. -Je suis conscient de tout le bordel que je t’ai fait endurer, Janie. Pis je suis au courant de tes doutes, de tous les moments où t’avais juste le goût de revirer de bord. Je sais très bien qui je suis. Je vois mon reflet dans le miroir. Je suis pas un vampire. Janie ne put retenir ses éclats de rire. Fidèle à lui-même, Vic ne riait pas. Il semblait même mal à l’aise. Ce qui était rarissime, compte tenu de sa rigueur et de son assurance habituelles qui lui avaient valu le titre de parrain à seulement trente-huit ans. Son embarras était dû aux paroles qu’il s’apprêtait à exprimer et qu’il avait formulées avec soin dans sa tête pendant que Janie riait. Enfin, il se lança. -En tout cas, t’es encore là. Ça en dit long sur toi. Ça m’a fait réaliser à quel point je… L’agente de bord arriva gaiement avec ses deux flûtes remplies d’un magnifique breuvage pétillant doré. Vic toussa. Il semblait gêné de n’avoir pu terminer sa phrase. Il venait de piler sur son orgueil devant Janie… et pour rien, finalement. -Je vous souhaite un merveilleux voyage. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, faites-moi signe. Mon nom est Oksana. Vic accepta le verre avec un hochement de tête un peu trop bête au goût de Janie. Un soupçon était né en lui. C’était le prénom russe qu’il n’avait pas digéré. Était-ce le grand retour de sa paranoïa ou un vrai signal d’alarme à considérer ? 8 -Oksana… c’est un beau prénom. -Merci, monsieur. À nouveau, je vous souhaite un merveilleux voyage. -Non, non. Restez un moment. C’était au tour de l’agente de bord d’afficher son embarras. La peau de son cou, puis de ses joues, avait pris une teinte rougeâtre fort évidente. -Vous venez d’où ? insista Vic. -De Minsk. -C’est bizarre. Votre français est impeccable. -Vic ! chuchota Janie. L’agente de bord n’était plus aussi joyeuse qu’elle l’avait été au départ. -Mon père était diplomate, monsieur. J’ai vécu un peu partout. Maintenant, si vous voulez m’excuser… Vic leva sa flûte pour la saluer avec une fausse gaieté. Janie était morte de honte. -Ça va ressembler à ça, notre p’tite escapade ? Tu vas contre-interroger tout le monde ? Fouiller pour des empreintes digitales, tant qu’à y être ? J’ai eu mon lot de stress ces derniers mois pis je pensais que tu voulais m’éloigner de tout ça. En tout cas, c’est pas trop réussi, pour l’instant ! Le mafioso haussa un sourcil, se mordant l’intérieur de la lèvre pour s’empêcher de répondre avec aplomb. Janie réalisa peu à peu ce qu’elle venait de lui dire. Et c’est toujours très mauvais de le réaliser après que les affirmations aient été formulées plutôt qu’avant. Elle se haïssait d’avoir été aussi impulsive. Après tout, si les sources de stress de tous et chacun devaient être comparées, le grand gagnant serait toujours Vic Fresu. Qui avait souffert de la (fausse) mort de son frère ? Vic. Qui s’était fait faire des coups de salaud par les Russes et les Siciliens ? Vic. Qui avait dû se désintoxiquer froidement, sans aide médicale, des narcotiques ? Certainement pas Janie. -Bois donc ton champagne, dit-il enfin avec une voix posée, presque tendre. Sans hésiter, elle cala son verre d’un trait, rejetant la tête vers l’arrière à la manière d’une collégienne avec son dixième shooter de tequila. Vic lui offrit un sourire béat. Janie était tombée pile sur son genre d’humour. -C’est ça que je veux, dit-elle en glissant une main sur la cuisse de Vic. Je veux que tu souries plus souvent. Je veux te voir relax pour une fois. Je veux te faire plaisir… si tu vois ce que je veux dire. Janie savait très bien que ça passerait ou ça casserait. Elle s’était si souvent heurtée à ses refus. Ce n’était pas une question de désir. Vic lui avait bien avoué qu’elle était 9 extrêmement séduisante et sensuelle… et elle avait presque réussi à le faire fléchir. Mais les tourments d’adolescence de Vic le réfrénaient à chaque fois. À cause de sa cousine Nina. À cause de sa pendaison. Et du fœtus qu’elle portait alors en elle. Une bouleversante histoire qui, clairement, continuait de lui gâcher l’existence, deux décennies plus tard. Mais contre toute attente, Vic répondit à l’appel de Janie. Il repoussa ses mèches blondes et lui effleura l’oreille de sa bouche. -Il reste combien de temps de vol ? Vic avait posé cette question avec impatience, tout en dirigeant la main de Janie vers le creux de ses jambes. Il la remonta lentement vers son ventre, sur sa chemise d’un blanc immaculé. Il semblait se foutre du regard indiscret du passager assis de l’autre côté de l’allée. Voilà un pas majeur de franchi par Vic le Pape.
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