BSC NEWS Magazine JUIN 2010 - SPÉCIAL USA - Page 2 - Spécial USA - Avec Wells Tower, Nikolai Grozni, Eddy L. Harris, Lisa See, Hey Hey MY MY - La Grande Interview de Jérôme Garcin, Mountain Men, Hey Hey My My, Littérature US Parler de littérature américaine, c’est s’affronter à un héritage culturel important et profondément riche. Ce mois-ci, nous avons donné la parole à des écrivains américains. S’ils ne font pas partie d’une nouvelle vague US, ils sont au moins les artisans d’une littérature américaine qui n’en finit pas de proposer, de faire découvrir, d’oser et de faire partager. J’ai longuement discuté avec la plupart d’entre eux et ce qui m’a frappé, c’est cette irrésistible diversité d’histoires, de cultures et d’intimités romanesques. Ils sont tous rappelés à quelque chose: un lieu, une époque, une histoire ou bien encore une origine. Nikolai Grozni, Wells Tower, Eddy L. Harris ou encore Lisa See n’ont pas hésité à évoquer leur écriture respective en nous donnant les clés de leur littérature. Chacun à leur manière, ils nous proposent une Amérique, leur Amérique. Ce tour d’horizon culturel outre-atlantique laisse penser que la littérature américaine regorge d’une multitude de littératures où n’importe quel lecteur peut trouver son plaisir de lire. L’Amérique, terre d’apprentissage J’ai plongé, pour ma part, dans ces textes très jeune. J’ai dévoré Jack Kerouac, John Fante, Paul Auster, Tom Wolfe, Charles Bukowski, Richard Brautigan, Don DeLillo, Jim Harrison, Joyce Carol Oates. Philip Roth, William Burroughs, Brest Easton Ellis et bien d’autres. J’ai y trouvé une écriture si puissante, si noble et si entraînante que je suis parti me rendre compte des choses mirobolantes qui se passaient là- bas. J’ai vadrouillé d’Ouest en Est pour suivre à la trace les mots américains qui résonnaient en moi en autant de rêves et d’espoirs. De Los Angeles, à Miami passant par Boston et New York, j’ai trouvé à chaque coin de ce pays, une source d’inspiration, des images, le début d’une histoire, l’appel de l’Amour, des grands espaces et la figure d’un écrivain. C’est au coeur des USA que j’ai compris à 17 ans ce que voulait dire Jack Kerouac lorsqu’il écrit « Quelque part sur le chemin je savais qu’il y aurait des filles, des visions, tout, quoi ; quelque part sur le chemin on me tendrait la perle rare. » (Sur la Route - Editions Gallimard) C’est là-bas que j’ai contracté le virus de l’écriture, là-bas encore que je me suis senti ailleurs et sans repère. Los Angeles m’a happé dans son immensité urbaine. C’est à New York que j’ai appréhendé la fureur d’une Ville Monde. C’est à Ellis Island que je me suis senti déraciné et dans les faubourgs de Saint-Louis que j’ai fait l’expérience de l’exotisme. Je me suis senti à la fois, voyageur, enfant, clochard céleste, écrivain et bien souvent amoureux. J’ai éprouvé pendant tout ce temps une quantité si impressionnante de sensations, d’émotions, d’admirations que je me suis ouvert à l’existence toute entière. ÉDITORIAL L’EDITO de Nicolas Vidal Photo D.CRESPIN / Copyright Une littérature Way Of Life... par Nicolas Vidal L’Amérique m’a poussé à grandir, à voir, à apprécier, à écrire et à rêver. Voilà mon Amérique. Car son expérience ne peut être que personnelle, presque intime tant elle touche au plus profond de soi. Car l’Amérique fascine, émeut, émerveille, rebute parfois mais promet à chacun qui s’y intéresse un horizon infini de surprises, de découvertes et d’histoires. Pour prolonger l’expérience, ce «Spécial USA» vous propose une série de chroniques et d’interviews sur des personnalités culturelles passionnantes, alternatives et surtout américaines. Vous découvrirez par exemple l’un des enfants terribles du rock US, Dan Sartain dans une interview étonnante sur sa musique et le regard qu’il porte sur l’évolution actuelle du rock. Pour finir, nous avons l’honneur ce mois-ci de recevoir Jérôme Garcin dans la Grande Interview. Il nous accorde un long et passionnant entretien sur son écriture, sa passion des chevaux et son idée d’une littérature «juste». Ce début d’été pourrait être le moment idéal pour vous plonger dans une littérature américaine Way Of Life et prendre le prochain vol pour New York, San Francisco ou Los Angeles... Nicolas Vidal SOMMAIRE Jérôme Garcin L A G R A N D E I N T E R V I E W page 5 98 / Jeunesse - Les livres de Martine par Martine Bréson 41 / Philo - De l’Amérique aux States par Sophie Sendra 102 / Musique - Les choix d’Eddie par Eddie Williamson 85 / Livres - Un jeune garçon .... par Stéphanie Hochet 107 / Musique - La musique dans le Ravin par Alexandre Roussel 75/ Livres - Les choix de Mélina par Mélina Hoffmann 45/ Jazz Life par Guillaume Lagrée 54/ Montréal, next stop New York… par Aline Apostolska 83/ Livres - Redécouvrir un classique par Mélina Hoffmann 89 / Photos - Los Angeles par Julien Brami 16 / Musique HEY HEY MY MY 22/ USA Wells Tower 24/ USA Nikolai Grozni 26/ USA Lisa See 29/ USA Eddy L. Harris 33/ USA SHAKESPEARE & CO 37/ Musique Dan Sartain 57/ Musique Mountain Men 61/ Illustration Bobi Bobi 66/ Illustration Seb Cazes 79/ Editeur Bruno Doucey 66/ Entretien Eric Halphen PAR JULIE C ADILHAC PHOTO C ATHERINE HÉLIE, GALLIMARD/ LILLUS TRATIONS ARN AUD TAERON/ PHOTOS CHEVAUX - PIERRE GABLE Jérôme Garcin LA GRANDE INTERVIEW Jérôme Garcin Dès lors que l'on a gardé un contact moelleux quelques heures avec l'écriture de Jérôme Garcin, on s'exalte sur le lyrisme de sa plume et sur ses mots gandins qui n'hésitent pas à nous immerger dans un vocabulaire équestre érudit. Pourtant c'est avec le mot "juste" que cet écrivain définit ses voltes littéraires et l'on ne peut qu'acquiescer devant cet adjectif tout aussi humble que rigoureux. Son dernier roman " L'écuyer mirobolant" est une nouvelle déclinaison de sa passion pour les chevaux sur fond de paysages d'Afrique du Nord et des Landes françaises. On y rencontre Etienne Beudant, incarnation de l'écuyer idéal dont l'amour fiévreux pour les équidés force l'admiration et contamine le lecteur néophyte. Plaisir donc de rencontrer son créateur et d'obtenir quelques clés de lecture sensible. Une interview où la plume se démasque, où le mors se relâche le temps de quelques confessions, où le bucolique souffle comme un parfum exaltant sur nos jours citadins et où l'on finit par souhaiter que le galop de la plume de Jérôme Garcin p o u r s u ive s a c o u r s e e n c o re longtemps. Le titre "l'écuyer mirobolant" est-il un pied de nez à la modestie de son personnage principal? Etienne Beudant aurait-il apprécié le compliment? Pour tout vous dire, je pense que même si Beudant était effectivement tel que je l'imagine - puisque j'ai plus rêvé sa vie que je ne l'ai racontée dans la réalité - même s'il était très humble - ce qui est pour moi une loi fondamentale de l'équitation- je pense qu'il l'aurait aimé parce que j'ai clairement emprunté le titre au général Decarpentry qui a vraiment dit de Beudant qu'il était un écuyer mirobolant. Venant de Decarpentry qui était un homme de cheval, Beudant l'aurait non seulement accepté mais reconnu. En plus, mirobolant est un mot très joli parce qu'un peu daté. C'est le mot qu'a utilisé Decarpentry pour exprimer sa fascination pour un cavalier hors norme - c'est évidemment un éloge mais qui fait allusion à la magie de l'art de monter de Beudant. Peut-on affirmer que vos romans tendent à enraciner leur récit dans l'Histoire? Pourquoi? Est-ce simplement un goût marqué pour les crises historiques? pour les grands hommes? Jugez-vous plus pertinent de faire mouvoir un personnage au coeur d'une tempête? Pensez-vous que la littérature gagne à se nourrir des cicatrices et des envolées épiques de l'histoire? Dans C'était tous les jours tempête et L'écuyer mirobolant, il y a effectivement un point commun - même si les personnages sont totalement opposés - je fais quelque chose que j'aime beaucoup faire et lire chez les autres, c'est à dire me glisser dans ce que j'appelle les " trous de l'Histoire", ces moments qui sont indéterminés. On ne sait absolument rien des jours qui ont précédé la mort d'Hérault de Séchelles et je me suis glissé dans ce trou- là pour imaginer ce qu'aurait pu être sa fin, la confession de Hérault de Séchelles avant d'être guillotiné. De la même manière, sur le véritable Etienne Beudant , on dispose de deux traités importants de technique pour les cavaliers et d'une biographie qui se réduit à quinze lignes. On sait ses dates de naissance et de mort, on sait qu'il a servi en Afrique du Nord mais tout le reste, ce sont des "trous de l'histoire" et je m'y suis glissé pour imaginer une rencontre avec Calamity Jane, pour composer, par exemple, des dialogues totalement imaginaires entre Lyautey et Beudant. J'aime me faufiler dans les moments de l'Histoire qui restent inconnus et en profiter pour y glisser en même temps des choses qui me sont très personnelles. J'abuse de mon pouvoir de romancier pour insérer, dans ces trous de l'Histoire, des obsessions, des idées qui sont les miennes. L'écuyer mirobolant nous entraîne en Afrique du Nord : y-avait-il dessein de rendre hommage à des pays dont la culture vous émeut? Etait-ce simplement le besoin esthétique de placer le p e r s o n n a g e d a n s u n c a d re p l u s "exotique"? La première raison est historique: le jeune Beudant est nommé d'abord en Algérie ensuite au Maroc et il va passer vingt cinq ans de sa vie en Afrique du Nord. C'est une vérité historique, je n'ai vraiment rien inventé. L'essentiel de sa vie de petit militaire - il était capitaine de l'armée française - aura été de servir en Algérie et au Maroc; il n' y a donc pas de choix exotique, c'est une réalité. Cependant c'est une culture qui a avec le cheval une relation passionnelle et de manière générale, les chevaux Arabes -qui sont à l'origine de toutes les races - ont avec leurs cavaliers des relations exceptionnelles. Donc je voulais insérer dans le décor cette relation historique. J'ajoute aussi que l'art de Beudant - et là, pour le coup, quelques photos l'attestent de manière très forte - a été précisément de pousser le génie jusqu'à faire de ces chevaux barbes - qui sont la race majoritaire dans ces pays du Maghreb - de véritables oeuvres d'art, y compris les chevaux abimés, cassés, fatigués, malades...et quand on le voit monter L A G R A N D E I N T E R V I E W L A G R A N D E I N T E R V I E W ces chevaux qui sont faits pour l'endurance, pour le terrain mais pas tellement pour la haute école, on constate qu'il a réussi à obtenir de ces chevaux qui ne sont pas faits pour ça des figures époustouflantes. Connaissant ces chevaux du Maghreb, nous avons donc la possibilité de juger de ce qu'était véritablement le génie d'Etienne Beudant. Arrivé à Dax, presque au milieu de sa vie, il a eu le regret de l'Afrique du nord mais aussi des chevaux qu'il montait dans ces paysages d'Afrique du nord car il y avait quelque chose là-bas de l'ordre de la mystique, il avait trouvé sa seconde patrie. Lors de la sortie de votre roman "cavalier seul", vous parliez de cesser d'écrire sur les chevaux : qu'est-ce qui vous a remis en selle? La passion pour les chevaux tourne chez moi un peu à l'obsession et j'ai eu le sentiment qu'après La chute de cheval, Bartabas roman et Cavalier seul, j'avais fait le tour de tout ce que je voulais écrire sur la question et qu'aller au delà, ce serait abuser de la sympathie, de la curiosité ou de l'intérêt des lecteurs et donc j'avais pris cette décision d’arrêter d’écrire qui répondait à une réalité toute simple: j'ai mal vécu de devoir me séparer de mon cheval parce qu'il était arthritique et que je ne pouvais plus le monter ; aussi je me suis dit que si j'arrêtais de monter ce cheval qui est mon cheval, de la même manière j'arrêterai d'écrire sur les chevaux parce que les deux sont liés. C'était donc une décision parfaitement raisonnée mais la passion a pris le dessus. Contrairement à ce que je disais, j'ai continué à monter plus que jamais après avoir mis mon cheval au pré, même si je n'ai pas repris de cheval et que je monte les chevaux des autres. Je monte toujours autant et de la même manière, je me rends compte que je suis incapable de ne pas écrire sur les chevaux qui sont pour moi beaucoup plus que des chevaux: je leur dois énormément, c'est grâce à eux que je me suis mis un jour à écrire. J'avais envie de continuer; c'est un peu comme lorsqu'on est au galop, on n'a pas forcément envie de s'arrêter, on a envie de continuer - donc, effectivement, vous avez raison, je n'ai pas tenu parole et j'ai voulu encore me faire plaisir. Vous racontez les chutes de Beudant: dans quelle mesure l'accident est constitutif de tout cavalier? Pas de vrai cavalier sans chute? Doit-on lire cette passion équestre comme une métaphore de la vie en général? Oui, évidemment, raconter la vie des hommes, c'est aussi raconter la vie de ceux qui montent, la métaphore est évidente. Pour ce qui est des chutes, d'abord, c'est vrai, on ne monte pas sans tomber, quel que soit son niveau, qu'on soit simple cavalier ou Bartabas, on tombe : c'est une réalité. Dans le cas de Beudant, j'ai été bouleversé par l'idée que cet homme avait tout sacrifié aux chevaux et que c'est au moment où il arrivait au sommet de son art qu'il a du, brisé par ses chutes, y renoncer. Pour un homme qui vivait depuis son plus jeune âge sur quatre jambes, le fait d'être paralysé, cloué dans un fauteuil roulant et vivre pendant vingt cinq ans avec des béquilles ou dans un fauteuil est la chose la plus terrible qui soit. En fait, le vrai sujet du roman , c'était cela : comment peut-on survivre à une telle passion quand on ne peut plus l'exercer? Pour moi, c'est comme si l'on avait coupé la main de Van Gogh au moment où il était dans la plénitude de son art ou la main d'un grand interprète ne pouvant plus jouer Bach. Aussi comment Beudant peut survivre à sa passion est le sujet de ce roman. La chute de cheval, c'est le titre de mon premier livre et dans mon cas particulier, la chute de cheval, c'est celle aussi dont on ne se relève jamais. C'est le cas de mon père qui s'est tué d'une chute de cheval en forêt et c'est vrai que, contrairement à mon père, Beudant s'en est relevé, il a continué à vivre et je crois qu'écrire sur Beudant, c'était aussi une façon pour moi de prolonger ce qui est peut-être la scène originelle de tout ce que j'écris, c'est à dire mon père tombant dans la fleur de l'âge d'une chute mortelle. Evidemment que chez moi, la chute de cheval n'a pas le m ê m e s e n s q u e c h e z d'autres, sans doute qu'en me mettant à devenir cavalier, j'ai eu le sentiment de prolonger le galop au cours duquel mon père a été à tout jamais arrêté. La chute de cheval est l'origine de tout car elle raconte comment j'ai construit sur ce deuil : j'avais dix-sept ans, mon père quarante cinq ans, son cheval s'emballe en forêt de Rambouillet, il tombe et il meurt, et évidemment le paradoxe est que pendant un temps fou j'ai repoussé, j'ai fui, j'ai ignoré les chevaux et un jour, longtemps après, j'ai renoué avec eux, j'ai monté et d'une certaine manière j'ai fait la paix avec mon passé et avec cette chute originelle. Donc je ne peux pas répondre à votre question sans évoquer la scène fondatrice de tout ce que j'ai écrit depuis et qui est aussi la raison pour laquelle j'écris, parce que c'est en montant à mon tour à cheval, tardivement - j'avais une trentaine d'années - en comprenant aussi ce qu'avait été la passion de mon père que j'ai commencé - la selle servant de divan - à raconter des choses que peut-être je n'aurais jamais racontées sans le c h e v a l . I l a é t é l'instrument de ma propre confession. Le cheval m'a permis de libérer des choses que je gardais pour moi , j'ai donc à son endroit une gratitude qui va bien au d e l à d e l a s i m p l e re c o n n a i s s a n c e d e cavalier, je lui dois le bien finalement.... et le meilleur. Q u e l l e s fi g u r e s équestres prisez- vous? Le piaffer, le pas espagnol, le trot et galop arrière? Y-en-a-t-il une, mythique, qui reste un f a n t a s m e j a m a i s concrétisé? La figure la plus incroyable, la plus mystérieuse, la plus difficile, c'est le galop arrière. Beaucoup de grand écuyers l'ont pratiqué mais le seul que j ' a i v u l ' e x é c u t e r magnifiquement sur deux chevaux différents, c'est Bartabas. C'est une figure L A G R A N D E I N T E R V I E W prodigieuse parce qu'au delà de sa difficulté technique, elle renverse toutes les lois de la nature. Galoper, c'est aller devant or là, galoper c'est aller en arrière. Cela me rappelle toujours un mot d'Etienne Beudant dans un de ses traités - et là encore c'est une métaphore de la vie - "il faut pousser en avant même pour faire reculer". La figure du galop arrière demande à avancer au petit galop puis au galop rassemblé puis au galop sur place et ensuite petit à petit en gardant la même allure, la même assiette du galop sur place, on passe au galop arrière. V o s l i g n e s s o n t s c u l p t é e s , l i m é e s , ciselées, chaque image (- Robersart II " le vitrail d'une basilique de muscles" - "Les arbres avaient la transparence d ' u n v e r r e fi l é d e Venise" - " Cet étranger empruntant à la fois au militaire à la retraite et au Touareg en exil" ) est un "rêve flottant" de perfection. Ecrire, selon vous, comme monter à cheval nécessite une élégance, des exigences pointues et sévères qui justifient l'utilisation d'un vocabulaire soutenu et d'expressions équestres méconnues du néophyte? Pensez-vous qu'il est bon que la littérature soit un rien inconfortable? Avez- v o u s u n m o d è l e d e perfection qui vous semble expliciter au mieux tout le respect que l'on doit aux mots écrits? L'élégance, je ne sais pas ce que c'est, en revanche je crois profondément qu'il y a un rapport entre l'écriture et l'équitation. Si vous regardez un grand cavalier, quelle que soit la figure qu'il dessine avec son cheval, on se demande toujours comment il fait, la main et la jambe semblent ne pas bouger, il y a un mystère. Le corps ne bouge pas, il semble être dans le cheval et ça, c'est pour moi l'idéal littéraire, c'est à dire que m ê m e p o u r o b t e n i r l'équivalent littéraire d'un piaffer ou d'un galop arrière, il faut que tout le travail ne se voit pas et que l'on ne voit que le résultat. Il faut que l'écrivain puisse donner la même illusion de facilité et que l'on ne voit pas la sueur, le travail, les efforts inouïs que l'on a dépensés pour obtenir cette phrase juste. Quand un cavalier est un bon cavalier, on dit qu'il est juste. Je crois que c'est pareil pour l'écrivain. Moi je n'aime pas ce qui est flottant, j'aime la justesse, l'exactitude, c'est la raison aussi pour laquelle, même si on e s t u n p e u u n néophyte, je trouve que le vocabulaire équestre est un très beau vocabulaire et que, même s'il n'est pas forcément clair, il a l'avantage d'être précis. J'aime une grammaire sans graisse: certes, parfois il faut utiliser des métaphores p o u r r e n d r e compréhensible. B e u d a n t , p a r exemple, pour définir l'impulsion à cheval , disait que "c'est le vent qui souffle dans les voiles du navire", il disait aussi pour l ' o b é i s s a n c e à l'éperon que c'est "celle du fils à son père". Donc parfois il faut traduire, évidemment; cela dit, je crois que monter bien, c'est monter juste et qu'écrire bien, c'est écrire juste. Et dans les deux cas, c'est épargner au lecteur, comme le grand cavalier épargne au spectateur, tous les efforts que cela lui a coûté. L A G R A N D E I N T E R V I E W L A G R A N D E I N T E R V I E W V o u s c o n s a c r e z effectivement de longs passages à une réflexion sur l'écriture: quel est l'enjeu de cette mise en a b î m e ? l e d é s i r d e formuler un constat qui grossissait dans votre expérience d'auteur? Parce que c'est dû à ma propre expérience, monter et écrire sont deux verbes qui, chez moi, ont cohabité et, de manière un peu obscure pour moi, aujourd'hui, les deux a c t i v i t é s s o n t indissociablement liées .Je ne peux écrire que quand je monte et je ne peux monter que lorsque j'écris. D'ailleurs j'ai écrit de nombreuses pages en partant deux -trois heures avec un cheval: je p e n s e a u x m o t s d e Montaigne que j'avais mis en épigraphe de La chute de cheval "c'est à cheval que s o n t m e s p l u s l a r g e s entretiens" . Je fais partie de cette famille d'auteurs qui ont besoin que le corps se dépense à une altitude incertaine, entre terre et ciel, pour pouvoir faire travailler le cerveau et avancer le livre. C'est la raison pour laquelle je n'écris jamais à Paris, uniquement à la campagne, quand je suis près de ces chevaux et que je suis dans cet état qui me place un tout petit peu en dehors du monde réel. Etienne lit beaucoup: y-a-t- il, sciemment, une sorte de croisade pour le livre , une nostalgie intrinsèque dans cet hommage régulier à la lecture et aux grands a u t e u r s ? C o m m e beaucoup, déplorez-vous la chute des ventes en librairie ou pensez-vous q u e l e s g é n é r a t i o n s nouvelles se construisent à partir d'autres supports que l'objet livre? Etes-vous optimiste? J e f a i s l i r e b e a u c o u p Beudant; dans la réalité je ne pense pas qu'il ait lu autant. J'ai fait récemment édité et j ' a i p r é f a c é l a g r a n d e anthologie de Paul Morand qui s'appelle Anthologie de la littérature équestre chez Actes Sud qui montre depuis la Renaissance italienne jusqu'au vingtième siècle, les grands artistes du cheval ont toujours été des écrivains qui avaient besoin de transmettre leur savoir et j'avais envie d'inscrire Beudant dans cette histoire-là. Quant à la chute des ventes en librairie, moi je suis un peu frappé par le contraire. Par mon métier de journaliste, cela fait plus de trente ans que j'observe l'évolution du livre en France, sa production, son édition, sa distribution . Je remarque d'abord l'incroyable résistance de l'objet-livre malgré tout ce que l'on avait annoncé - il était mort à l'époque où naissait Internet, il serait mort encore aujourd'hui a v e c l ' I p a d e t l e numérique- pourtant l'objet livre fait une résistance assez phénoménale à tous ces courants soi-disant meurtriers. Evidemment que le numérique va changer les choses et qu'on lira de plus en plus sur écran et de moins en moins sur papier mais je pense que l'imprimé, même s'il reste minoritaire, restera toujours. Le livre, c'est comme l'équitation. Aujourd'hui en 2010, on n ' a p l u s b e s o i n d e s chevaux : il n'aide plus aux c h a m p s , à t r a c t e r l e s moissons, il n'est plus utile en ville, malgré tout il persiste: il y a de plus en plus de cavaliers, d'amoureux des chevaux et de la même manière, le livre résistera toujours. Moi je ne suis pas du tout pessimiste. Et si les générations qui viennent préfèrent lire sur écran que sur papier, moi ça ne me choque pas du tout.
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