Lire un extrait de Mémoire piégée de Nicci French - Page 3 - Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L.þ122-5, 2o et 3o a), d’une part, que les «þcopies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collec- tiveþ» et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, «þtoute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illiciteþ» (art. L.þ122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, consti- tuerait donc une contrefaçon, sanctionnée par les articles L.þ335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Éditeur originalþ: Heinemann, Londres © Nicci French, 1997 ISBNþ: 978-2-266-16663-8 Le papier de cet ouvrage est composé de fibres naturelles, renouvelables, recyclables et fabriquées à partir de bois provenant de forêts plantées et cultivées durablement pour la fabrication du papier. Titre originalþ: THE MEMORY GAME Ouvrage précédemment paru sous le titreþ: Memory Game 131512QMI_MEMOIRE.fm Page 6 Vendredi, 26. septembre 2008 11:31 11 Pour Edgar, Anna, Hadley et Molly 131512QMI_MEMOIRE.fm Page 7 Vendredi, 26. septembre 2008 11:31 11 9 1 Je ferme les yeux. Tout est là. À l’intérieur de mon crâne. Une brume qui suit les contours de la pelouse. Un picotement de froid dans les narines. Je dois faire un réel effort si je veux me rappeler ce qui s’est passé d’autre le jour où nous avons retrouvé le corps, son corps. Une puanteur de feuilles mortes mouillées. En sortant de la maison pour descendre le talus d’herbe boueuse, je vis que les terrassiers étaient déjà là, prêts à se mettre au travail. Ils fumaient, une grande tasse de thé à la main, et leurs haleines tièdes laissaient s’échapper des filets de vapeur qui s’éle- vaient au-dessus de leurs têtes. De loin, on aurait dit un vieux feu de bois sous la pluie. Il était tôt en cette matinée d’octobre, et le soleil n’était encore qu’une promesse, caché quelque part derrière les nuages, au- dessus du taillis sur la colline. Je portais ma salopette, un peu trop bien rentrée dans mes bottes en caout- chouc. Quant aux hommes, ils arboraient l’inévitable tenue de l’ouvrier à la campagneþ: jeans, gros pulls syn- thétiques et bottes de cuir sales. Ils tapaient des pieds pour se réchauffer, et riaient de choses que je n’enten- dais pas. 131512QMI_MEMOIRE.fm Page 9 Vendredi, 26. septembre 2008 11:31 11 10 Ils se turent en m’apercevant. Nous nous connais- sions depuis toujours, mais à présent que je donnais les ordres ils se demandaient comment réagir. Moi, cela ne me troublait pas. J’avais l’habitude des hommes sur les chantiers, même sur ce type de petit chantier fami- lial, en l’occurrence ce petit lopin de terre détrempée dans le Shropshire, propriété de mon beau-père. Par dérision à l’égard de la petite noblesse de province, il l’avait baptisée du surnom absurde de Domaine, et la plaisanterie avait fini par se prendre au sérieux au fil des ans. «þBonjour, Jim.þ» Je lui tendis la main. «þVous n’avez pas résisté à l’envie de venir en personne. J’en suis ravie.þ» Jim Weston faisait partie du Domaine, au même titre que la cabane dans l’arbre ou comme la cave, avec son odeur douceâtre de pommes qui persistait même à Pâques. On lui devait pratiquement tous les travaux accomplis dans la propriétéþ: il avait changé et repeint les montants de fenêtres, passé des journées torrides en août sur le toit, torse nu, à remettre en place les tuiles. Dès qu’il y avait un problème, une tache sur un mur, une panne d’électricité, une inondation, Alan appelait Jim à Westbury. Jim commençait par dire non, il disait qu’il était débordé. Et une heure plus tard sa vieille camionnette remontait l’allée en cahotant. Il contem- plait les dégâts en tapotant sa pipe et en hochant triste- ment la tête, et il marmonnait quelque chose sur la camelote moderne. «þJe vais voir ce que je peux faire, disait-il. Je vais essayer de vous bricoler ça.þ» Jim était connu dans la région pour ne jamais rien acheter au prix indiquéþ; il préférait obtenir ce qu’il voulait comme une faveur ou dans le cadre d’un troc, quand il n’employait pas des méthodes plus troubles, contribuant ainsi à l’économie parallèle du Shropshire. 131512QMI_MEMOIRE.fm Page 10 Vendredi, 26. septembre 2008 11:31 11 11 Quand il avait vu mes plans pour la nouvelle mai- son, son visage s’était allongé encore plus que de cou- tume, comme si le projet d’un architecte ne pouvait être qu’une lubie tout juste bonne à distraire des imbé- ciles de Londoniens dans mon genre, qui ne s’étaient jamais sali les mains au travail. J’avais béni le ciel qu’il n’eût jamais vu mon plan original. Cette exten- sion, conçue pour accueillir au Domaine les enfants, petits-enfants et ex-femmes qui s’accumulent aux réu- nions de famille des Martello, était le plus beau cadeau que je puisse faire à la famille, et j’avais donc imaginé pour eux la maison de mes rêves. J’avais profité de la situation relativement protégée du site original pour élaborer une structure d’une clarté totale, rien que des poutres, des tuyaux, des solives et de grandes baies vitrées – un véritable rêve fonctionna- liste. C’était le plus bel objet que j’aie jamais dessiné. J’avais montré mon projet à Claude, mon bientôt- futur-ex-mariþ; il avait froncé les sourcils en se passant la main dans les cheveux, en marmonnant que c’était vraiment très intéressant et très bien fait, ce qui ne signifiait rien parce qu’il réagissait presque toujours comme ça, même quand je lui avais annoncé mon intention de divorcer. J’avais pensé que son frère Theo, au moins, verrait où je voulais en venir. Il avait comparé mon plan à son vieux Meccano, et j’avais réponduþ: «þOui, tout juste, ce sera drôle, nonþ?þ» Sauf que, pour lui, ce n’était pas un compliment. Enfin, j’avais porté mon projet au Grand Homme en per- sonne, Alan Martello, mon beau-père, le patriarche du Domaine, et ça avait été un désastre. «þQu’est-ce que c’est que çaþ? Une charpente en métalþ? Et tout ce qui va être construit autourþ? Tu ne pouvais pas le dessiner aussiþ? —þMais c’est ça la maison, Alan.þ» 131512QMI_MEMOIRE.fm Page 11 Vendredi, 26. septembre 2008 11:31 11 12 Il avait ricané dans sa barbe grise. «þJe ne veux pas d’un truc qui ferait se pâmer des architectes suédois. Je veux un endroit où vivre. Emporte-moi ce papier et va construire ça à Helsinki ou ailleurs, et je suis sûr qu’on te décernera un prix. Mais s’il faut absolument que nous ayons une foutue bicoque dans ce jardin – et je n’en suis pas entièrement convaincu – eh bien, nous aurons une maison de campagne anglaise, avec des murs en brique ou en pierre, en tout cas un bon vieux matériau du coin. —þCela ne ressemble pas du tout au jeune Alan Mar- tello en colère, avais-je insinué doucement. Des styles nouveaux en architecture, un coup de cœur, n’est-ce pas le genre de chose que tu as toujours aiméþ? —þJ’aime les styles anciens, en architecture. Je ne suis plus si jeune. Et je ne suis plus en colère, sauf contre toi. Remplace-moi cette monstruosité structura- liste par quelque chose qui ressemble à une maison.þ» C’était Alan dans un de ses grommellements de charme, irrésistible, et j’étais heureuse qu’il ait pu m’engueuler à sa vieille manière affectueuse alors même que j’étais en train de divorcer de son fils. J’étais donc repartie avec mon plan sous le bras et j’en avais dessiné un autre, d’allure tout ce qu’il y a de plus rurale, jusqu’au toit en croupe, amusant. Je l’avais conçu comme on remplit son Caddie dans les allées du supermarché. La charpente préfabriquée de la maison était norvégienne, mais fabriquée en Malaisie. Alan serait sûrement ravi d’apprendre qu’en extrayant les matières premières on détruisait sans doute un petit coin de forêt vierge. «þC’est quoi ça, là, Mrs. Martelloþ? m’avait demandé Jim Weston en tapotant le plan avec sa pipe. —þJe vous en prie, Jim, appelez-moi Jane. Ce sont les tuiles faîtières prises dans le mortier. 131512QMI_MEMOIRE.fm Page 12 Vendredi, 26. septembre 2008 11:31 11 13 —þHum.þ» Il se cala la pipe dans la bouche. «þPourquoi voulez-vous tout compliquer avec du mortierþ? —þJim, ce n’est plus le moment d’en discuter. Tout est décidé. C’est acheté et payé. Nous n’avons plus qu’à faire l’assemblage. —þHum. —þOn creuse ici, quelques dizaines de centimètres de profondeur, pas plus… —þPas plus, avait marmonné Jim. —þPuis on met les embases, là et là, ensuite on fixe la couche isolante, la feuille hydrofuge, le ciment, et enfin le dallage par-dessus le tout. Le reste n’est qu’une question d’assemblage. —þLa couche isolanteþ? s’étonna Jim, dubitatif. —þOui, il existe malheureusement, depuis 1875, une loi de salubrité publique, et je crains que nous ne soyons obligés d’en passer par là.þ» Maintenant, à l’aube du premier jour de travail, Jim ressemblait davantage à une plante qui aurait poussé dans le jardin qu’à un homme venu pour superviser, ou faire mine de superviser, le travail qui s’y ferait. Son visage, toujours dehors par tous les temps, avait pris la couleur d’un derrière de crapaud. Les poils lui jaillis- saient du nez et des oreilles comme de la mousse sur une vieille pierre. Il était vraiment vieux, désormais, et son travail consistait à donner des directives à son fils et son neveu, qui, de leur côté, se contentaient de les ignorer. Je leur serrai la main à eux aussi. «þQu’est-ce que j’ai entendu dire, demanda Jim soupçonneux, vous aussi vous allez creuserþ? —þRien qu’une pelletée. J’ai juste dit que j’aimerais creuser la première pelletée, si ça ne vous ennuie pas. C’est important pour moi.þ» 131512QMI_MEMOIRE.fm Page 13 Vendredi, 26. septembre 2008 11:31 11 14 Je suis architecte depuis maintenant quinze ans, et chaque fois que je travaille sur un chantier, je me suis fixé une règle, c’est une superstitionþ: je veux être là quand le premier coup de pelle est donné. C’est un moment de plaisir purement sensuel, et je regrette par- fois de ne pouvoir le faire de mes propres mains. Après avoir passé des mois, parfois même des années, à tra- cer des plans, à établir des cahiers des charges, à sou- mettre des projets, à apaiser le client et à négocier avec les fonctionnaires du département d’urbanisme, après tous les compromis et les discussions sur le papier, je suis heureuse de sortir et de me rappeler qu’il s’agit de terre, de briques et de tuyauteries qui devront tenir bon par grand froid. Le mieux, ce sont les excavations de dix ou quinze mètres qui précèdent les grandes constructions. On se tient au bord d’un site quelque part dans la Cité de Londres, et le regard plonge dans deux mille ans de fragments de vies. On aperçoit parfois un soupçon de construction antique, et j’ai entendu toutes les rumeurs au sujet de ces entrepreneurs qui coulent subreptice- ment du béton sur une mosaïque romaine pour éviter de perdre du temps à attendre le feu vert des archéolo- gues. Nous construisons nos espaces de vie sur les débris écrasés de nos prédécesseurs et, dans quelque deux cents ans, ou peut-être deux mille, on construira par-dessus nos solives rouillées et notre béton effon- dré. Par-dessus nos morts. Ce devait être un trou tout petit, une égratignure de surface. John, le fils de Jim, me tendit une pelle. La veille, j’avais mesuré la surface et j’avais tendu une corde pour la délimiterþ; et maintenant, je me plaçai au centre de l’espace rectangulaire et j’enfonçai ma pelle, puis j’appuyai de toutes mes forces avec mon pied pour creuser. 131512QMI_MEMOIRE.fm Page 14 Vendredi, 26. septembre 2008 11:31 11
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