Lire un extrait de Parlez-vous le mâle ? - J. H. Edelstein - Page 23 - Lire un extrait de Parlez-vous le mâle ?, de Jean Hannah Edelstein Technologie Je suis sûre que vous avez déjà vu des feuil- letons historiques ou des films avec Daniel Day- Lewis. Vous n’êtes donc pas sans savoir que le problème de communication entre hommes et femmes était autrefois résolu par les règles strictes de la bienséance, selon lesquelles il convenait de s’abstenir, autant que faire se peut, d’adresser la parole à toute personne du sexe opposé. Dans la bonne société anglaise, par exemple, les messieurs s’attardaient après dîner autour de la table à fumer des cigares en silence, tandis que leurs épouses se retiraient dans un petit salon pour papoter entre elles de leurs préoccupations fémi- nines, des qualités et défauts de leurs employées de maison ou de la meilleure corsetière du moment. (Les deux sujets devaient être d’un ennui mortel, soit dit en passant.) Lors des bals, la tension sexuelle atteignait son paroxysme, entre danseurs et danseuses alignés face à face dans des postures guindées. Chez les gens de basse extrac- tion, les hommes se retrouvaient au pub après une longue journée passée au fond de la mine ou aux champs, pendant que leurs femmes se rassem- blaient pour des veillées tricot, patchwork ou conserves. Je crois que ce mode de vie m’aurait davantage plu que celui des bourgeoises, quoique Communication : le mâle, le féminin et… 39 je l’aurais eu en travers de ne pas pouvoir profiter de quelques pintes. En certaines circonstances, de nos jours, nous perpétuons cette ségrégation. La manucure, par exemple, est une activité qui se pratique entre filles parce qu’elle leur permet d’avoir de longues et passionnantes discussions, désinhibées par les effets des vapeurs d’acétone. Et dans les salles de musculation, il règne souvent une ambiance typi- quement masculine : les hommes qui s’y côtoient parlent le moins possible pendant qu’ils soulè- vent de la fonte et s’observent discrètement les uns les autres afin de voir s’ils transpirent plus ou moins que la moyenne. Néanmoins, grâce à ce phénomène moderne nommé « technologie de l’information », la communication homme-femme connaît un boom sans précédent. Dans un contexte de multiplication des modes de communication, nous devons être prêts, en permanence, à dialoguer avec les membres du sexe opposé. Pour le meilleur et pour le pire. Analysons à présent l’usage que nous faisons de ces deux moyens de liaison cruciaux que sont le texto et l’e-mail. Parlez-vous le mâle ? 40 Le texto Avec l’apparition du SMS à la fin des années 1990, hommes et femmes ont découvert un fabu- leux outil de communication – ou plutôt, de non-communication. L’avènement du texto a été pour les hommes un merveilleux cadeau du ciel : enfin un langage, socialement toléré, requérant de faire bref (« concis », me corrigerez-vous sans doute, chers lecteurs). Après avoir subi pendant des décennies la terrible tyrannie leur imposant de prendre l’initiative de téléphoner à ces dames, et de se forcer à articuler des phrases complètes et cohé- rentes, les messieurs se sont réjouis collectivement (quoique leur joie ait été de courte durée) de ce progrès technologique rendant légitime – voire impératif – d’exprimer ses sentiments et ses pensées en 144 caractères maximum. Beaucoup ont même relevé haut la main le challenge de synthétiser encore davantage, plongeant involon- tairement les destinataires de leurs messages tronqués dans des abîmes de perplexité. Par exemple, je me souviens m’être arraché les cheveux en tentant de décrypter un « oh-K ». Cela voulait-il dire « OK » ? Était-ce sarcastique ? Humoristique ? Censé rendre une respiration ? Et Communication : le mâle, le féminin et… 41 la ponctuation, les gars, vous connaissez ? Oh, Seigneur ! La limitation du nombre de caractères pose aux femmes un tout autre défi : concilier la forme courte du SMS avec notre prédilection innée pour les métaphores obscures et les nuances subtiles. Rédiger un texto à l’attention d’un représentant de la gent masculine représente pour nombre d’entre nous un véritable casse-tête. Composer un sonnet ou une thèse de doctorat nous serait presque plus facile. C’est pourquoi nous nous y mettons souvent à plusieurs : à l’instar des auteurs d’articles scientifiques, nous travaillons en équipe. Je ne saurais dire combien de fois j’ai fait appel à trois ou quatre collaboratrices pour m’aider à taper un message à l’adresse d’une nouvelle conquête, combien de soirées j’ai passées avec mes copines à m’amuser à ce petit jeu. Les hommes ne soupçonnent pas le nombre d’heures que peut durer le processus consistant à : a) déterminer le délai de réponse à un texto en provenance d’un garçon ; b) élaborer cette réponse ; c) la soumettre à un comité de rédactrices triées sur le volet, éventuellement la corriger en fonction de leurs remarques, et de nouveau soumettre les modifications à leur approbation ; d) envoyer le message. Parlez-vous le mâle ? 42 Du temps perdu, bien sûr, que nous pour- rions consacrer à des activités plus épanouis- santes. Nous persévérons, néanmoins, tout en sachant pertinemment que nos efforts ne servent à rien, et qu’en lisant « Rendez-vous mardi prochain. Bise », nos correspondants se diront : Ah, je la verrai mardi prochain alors que nous aurions voulu qu’ils pensent : Elle doit être surbookée si elle n’a pas le temps de me voir avant mardi prochain. Sans doute a-t-elle tout un tas de prétendants, avec qui je suis en compétition. Je note du reste avec satisfaction qu’elle m’envoie une bise, ce qui indique qu’elle a de l’affection pour moi. Toutefois, elle ne m’envoie qu’une seule bise, ce qui signifie qu’elle ne veut pas se ridiculiser en me couvrant de baisers virtuels. Je devrais lui acheter des fleurs. L’e-mail Voici un moyen rigolo de pimenter votre vie amoureuse : essayez, avec votre cher et tendre, de ne pas parler de vos sentiments par courriel. Non, laissez tomber, c’est tout bonnement impossible. À ce point chimérique que je regrette parfois le bon vieux temps du téléphone, où nous commu- niquions de manière spontanée, sans contrôler nos Communication : le mâle, le féminin et… 43 émotions en permanence. Aujourd’hui, les communications non préméditées sont devenues si rares que lorsque nous recevons un coup de fil émanant de quelqu’un qui ne nous laisse pas tout à fait indifférent, nous hésitons à prendre l’appel. Pendant six mois, je suis sortie avec un jeune homme qui m’envoyait chaque jour au moins un mail ou un texto mais qui, en six mois, ne m’a pas téléphoné une seule fois. Ce qui ne me choquait pas, le téléphone étant presque tombé en désuétude. Jusqu’au jour où il m’a appelée pour me dire que tout était fini entre nous, qu’il était encore amoureux de son ex. Dès l’instant où j’ai vu son nom s’afficher sur l’écran de mon portable, j’ai compris qu’il avait quelque chose de grave à m’annoncer. J’ai rejeté l’appel, bien entendu, et je l’ai rappelé plus tard, après m’être préparée à encaisser le coup. La concision masculine et la propension fémi- nine au délayage se retrouvent bien sûr dans le courrier électronique. Les hommes envoient des mails pour transmettre une info pratique, les femmes truffent les leurs de significations cachées entre les lignes. Car contrairement aux textos, les courriels peuvent être longs. Résultat ? Nous avons tendance à, euh, nous étaler. Parlez-vous le mâle ? 44 ? À : Jonathan De : Alice Objet : Ce soir Salut Jonathan, J’espère que tu passes une bonne journée. Moi, ça va, bien que mon boss soit d’humeur massacrante cet après-midi. Il a dû s’enfiler trop de gin tonic à son repas d’affaires. (Traduction en mâle : Raconte-moi une anecdote hilarante, je m’ennuie comme un rat mort.) Ce petit mail juste pour savoir ce que tu penses de notre plan pour ce soir. (Traduction en mâle : Vu que tu ne donnes pas signe de vie, je prends l’initia- tive de te contacter, bien que mes copines m’aient recommandé d’attendre que ce soit toi qui le fasses.) Toujours d’accord pour aller voir cette pièce de théâtre dont nous avons parlé samedi ? (Traduction en mâle : Je crains que ton silence ne trahisse ton indifférence.) Peut-être que l’un d’entre nous devrait aller acheter les billets à l’avance, au cas où il n’y ait plus de places au guichet. (Traduction en mâle : Tu peux aller acheter les billets, s’il te plaît ? Si j’avais pu, je l’aurais déjà fait moi-même.) Communication : le mâle, le féminin et… 45 À moins que tu ne préfères qu’on fasse autre chose, par exemple qu’on aille au restau. (Traduction en mâle : À moins que tu n’aies une très bonne excuse, j’espère qu’on se verra ce soir, comme prévu.) Bise, Alice À : Alice De : Jonathan Objet : re : Ce soir Bien sûr ! Dis-moi à quelle heure. (Alice interprète : QUEDEMYSTÈRE.) Bise. ! Comme le SMS, le mail favorise le penchant féminin pour la communication collective. Je ne peux pas m’empêcher de rire quand je croise un mec qui pense encore pouvoir envoyer à une fille une e-missive légèrement ambiguë qui ne sera pas réexpédiée dans les minutes qui suivent à un cercle d’amies. Quant aux réponses que les hommes reçoivent, il va sans dire qu’elles ont été soumises à la critique du même fidèle comité de rédaction également chargé de l’approbation des textos. Et nous voilà, hélas, encore une fois confrontés à d’éprouvants exercices cérébraux. Les femmes Parlez-vous le mâle ? 46 s’imaginent que les mails des hommes renferment des significations cachées ; les hommes pensent que ceux des femmes doivent être pris au pied de la lettre. Tout le monde s’y perd, et reste sans voix lorsque sa correspondance lui revient, via une chaîne d’une centaine d’intermédiaires, lardée de commentaires cinglants sur son hilarant manque de pertinence. L’e-mail permet par ailleurs un délai de réponse. Difficile d’esquiver un appel télépho- nique : les gens savent que vous possédez un portable, que vous l’avez tout le temps sur vous et que vous ne vivez pas dans une grotte où le réseau ne passe pas. Quand vous tombez sur une boîte vocale après deux ou trois sonneries, vous comprenez que la personne que vous essayez de joindre ne souhaite pas vous parler. Avec le cour- riel, en revanche, le doute est permis : nous pouvons toujours prétendre ne pas avoir accès en permanence à l’Internet. À l’occasion, il reste même encore possible de faire croire que le message s’est perdu, comme un courrier papier. « Ah bon ? Tu m’as envoyé un mail ? Non, je ne l’ai pas reçu. À moins qu’il n’ait atterri dans mes courriers indésirables. (Par ma faute, parce que je n’avais pas envie de le lire.) » Déplorable sub- terfuge que nous ferions mieux d’abandonner. Communication : le mâle, le féminin et… 47 Pourtant, nous persistons, et pardonnons à ceux qui en usent, parce que nous avons tous besoin d’une échappatoire dans les moments de grave dysfonctionnement communicatif. Les femmes, en particulier, ont tendance à en abuser : bien des hommes ne réalisent pas que, s’ils ne reçoivent pas de réponse à un mail, ce n’est pas que la dame n’a pas reçu ledit mail, mais probablement parce qu’elle estime essentiel (elle ou son équipe de choc de consultantes édito- riales) de ne pas se montrer trop empressée à répondre. Pour autant, la belle n’est pas impolie, simplement soucieuse de ne pas paraître collante. En fait, elle compte patiemment les minutes (ou les heures, ou les jours) avant de pouvoir envoyer sa réponse, composée presque dès réception du mail initial, sans risque de perdre sa dignité. À l’inverse, mes bien chères sœurs, quand vous pensez qu’un homme ne répond pas pour ne pas avoir l’air d’être à l’affût, ou pour vous laisser mariner, sans doute vous trompez-vous. Vous devez avoir compris, à présent, que les hommes ne fonctionnent pas comme nous. Désolée, mais s’ils tardent à répondre, il est probable qu’ils aient une bonne raison de ne pas vouloir nous répondre. Dans le meilleur des cas, ils ont peur de nous vexer, ou bien ils ont été victimes d’un Parlez-vous le mâle ? 48
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