Lire un extrait du livre Nina des loups de Alessandro Bertante - Page 8 - Lire un extrait du livre Nina des loups de Alessandro Bertante ALESSANDRO BERTANTE NINA DES LOUPS Fleuve Noir Traduit de l’italien par Jean Justo Ramon Nina loups.indd 5 30/01/13 19:34 Titre original : Nina dei lupi Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2° et 3° a, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple ou d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. © 2005, Carrie Karasyov et Jill Kargman © 2011, Alessandro Bertante Première publication en Italie en 2011 par Marsilio Editore, SPA,Venise Édition publiée en accord avec l’Agence littéraire Piergiorgio Nicolazzini. © 2013, Fleuve Noir, département d’Univers Poche, pour la traduction française. ISBN : 978-2-265-09528-1 Fleuve Noir, une marque d’Univers Poche, est un éditeur qui s’engage pour la préservation de son environnement et qui utilise du papier fabriqué à partir de bois provenant de forêts gérées de manière responsable. Nina loups.indd 6 30/01/13 19:34 11 Le commencement Ils se tenaient là, cachés depuis des années. Dans le silence et la séparation. La vallée secrète et immobile. Après le grand éboulement, pas le moindre changement. Juste une longue attente. Les journées rythmées par le travail et les larmes. L’explosion était nécessaire. Les habitants du bourg l’avaient voulue. Unis par la peur et par le deuil. Sans aide extérieure, sans faiblesses ni faux espoirs. Quelques kilos de dynamite de carrière avaient suffi. Après le grondement, ce fut l’affaire d’un instant. Le tunnel fut obstrué par d’énormes rochers. On ne voyait plus la lumière de l’autre côté. L’unique route était désormais bloquée. C’est ainsi que naquit le pacte, l’entente. Le petit village était à l’abri. À l’abri de la fureur des hommes. Le monde était trop féroce pour être bravé. La catastrophe était en cours. Nina loups.indd 11 30/01/13 19:34 12 Ce fut une sage décision. Le danger évité, la communauté reprit courage. Ils oublièrent leurs deuils et cachèrent leurs peines. Dans les montagnes se trouvait leur salut. Et dans le monde régnait le chaos. Nina loups.indd 12 30/01/13 19:34 13 Nina Alfredo attendait un signe. Debout sur le seuil de l’étable, les bras le long du corps, les yeux tournés vers le ciel, comme perdu. De petits nuages épars recouvraient la cime de la montagne, tandis que le rude vent d’automne éparpillait les feuilles entre les maisons de pierre. Le ciel était redevenu bleu, les taches violettes et rougeâtres s’étaient dissipées pendant la nuit comme un mauvais rêve. Il toucha ses joues rasées de frais. Il se faisait la barbe chaque matin. Il était le seul homme du bourg à croire encore aux rituels de l’ancien monde. Le contact de cette peau douce était de bon augure, sa fraîcheur lui redonnait courage et l’aidait à retrouver, l’espace d’un instant, les certitudes du passé. Ce village et cette vallée étaient les siens, ils étaient le fruit de son travail et de sa ténacité. Mais dans sa quête illusoire de sérénité, Alfredo se trahissait. Depuis trop longtemps déjà, son esprit était ailleurs, il ne parvenait plus à sentir le présent. Il avait passé les derniers mois ainsi, comme perdu. Chaque moment de la journée, chaque pensée de la nuit, chaque pulsion de vie se consumaient dans la Nina loups.indd 13 30/01/13 19:34 14 crainte d’un changement. Et même durant ces fragiles instants de solitude, le calme du village n’était rien d’autre qu’une illusion. Tôt ou tard, quelqu’un frapperait à la porte. Nina était assise sur un tabouret en bois bancal. Sa tête était légèrement penchée et cela renforçait l’expression de petite fille triste qui se lisait dans son regard et ne l’abandonnait jamais. Les mains jointes comme dans une prière, elle regardait brouter les vaches. Elle sentait qu’elle partageait un même destin avec ces animaux dociles. Elles étaient si confiantes, si vulnérables. Alfredo entra dans l’étable et remplit les abreuvoirs des vaches au moyen d’un lourd seau de fer-blanc. Des gestes quotidiens et lents, tandis qu’il surveillait sa petite-fille du coin de l’œil. Nina avait fêté ses treize ans, mais elle paraissait plus jeune. Au village, les enfants n’étaient pas nombreux et grandissaient mal. Ils semblaient retardés, ils étaient frêles et de santé fragile. Les multiples suppositions sur les causes de cette déficience n’avaient pas permis de résoudre le problème. Les parents s’étaient résignés depuis longtemps, estimant qu’il s’agissait d’une nouvelle séquelle de la catastrophe. Pour Nina cependant, ce matin-là était différent des autres et son air de petite fille fragile pouvait induire en erreur. Car son enfance s’était achevée au réveil. Pendant la nuit, son sang s’était écoulé, tachant sa culotte et son lit. Grand-mère Marta avait tenté de la rassurer avec des paroles d’expérience pleines de douceur. — C’est normal, ma petite Nina, il ne faut pas t’inquiéter. Cela arrive à toutes les petites filles, lui avait-elle dit. Cela arrive tôt ou tard. Et cela lui était arrivé. À la vue du sang, elle se sentit Nina loups.indd 14 30/01/13 19:34 15 sale et elle eut le sentiment de ne pas être à sa place, aussi inopportune que la tache rouge sur le coton blanc. Ce changement soudain l’atteignit comme une honte irrémédiable. Au village, rien ne changeait jamais, tout était d’une immuable simplicité et en laissant se répandre son liquide corrompu, il lui semblait ne plus pouvoir prendre part à cet équilibre. Assise à regarder son grand-père travailler, Nina cherchait du réconfort dans son amulette, une petite châtaigne presque parfaitement ronde, brillante, bien pleine, sans éraflures et sans bosses. Elle l’avait trouvée le premier jour qu’elle avait passé dans la montagne, plus de trois ans auparavant. Elle était par terre au milieu du sentier et semblait l’attendre. Depuis, elle ne s’en séparait jamais. Elle était devenue son amie. La communauté était réduite et très unie. Quarante personnes en tout. Des gens tenaces qui se connaissaient depuis toujours, ne posaient pas de questions inutiles et respectaient la mémoire des ancêtres. Des maris et des femmes, des mères et des pères, des parents, dont l’expression trop semblable paraissait avoir été arrachée temporairement au crétinisme. Des gens simples placés devant un choix inéluctable. Comme les années avaient passé sans que la catastrophe ne les atteigne, les villageois s’étaient persuadés que le pire était derrière eux, oublié en même temps que le monde tombé en ruine. Ils se sentaient en sécurité. Il était impossible d’atteindre la vallée, protégée par le tunnel au sud et fermée au nord par la Montagne Sombre, que l’on appelait ainsi parce que le soleil ne l’atteignait que quelques heures par jour et qu’elle était couverte d’une forêt touffue jusqu’aux cimes les plus hautes. Nina loups.indd 15 30/01/13 19:34 16 Au fil des saisons, la peur avait été occultée par la volonté de survivre et les villageois avaient fini par trouver un compromis acceptable avec la tragédie : ils ramassaient du bois, cultivaient des potagers et prenaient soin des bêtes. Seuls comptaient le présent et la réalité concrète des choses : la qualité de la récolte, la rudesse du travail, l’intensité du feu, le froid et la chaleur, l’arrivée de la pluie et la force du vent. Les villageois ne pensaient pas à l’avenir. Il était trop tôt encore. Alfredo avait pour nom Brunelli, comme bien d’autres habitants du village, tous à moitié parents. Avant la catastrophe, il était maire, puis il était devenu le chef. Une assemblée avait été convoquée et un vote à main levée avait eu lieu. Il avait recueilli toutes les voix. La communauté croyait en lui, comptait sur lui. Du moins, tant que le tunnel restait bouché. Mais de nombreux signes, dans le ciel, annonçaient le malheur. Quelque chose était en train de changer. Au début, il y avait eu des présages funestes, des malaises, des altérations visibles, des ombres trompeuses, des angoisses. Ensuite, des faits concrets qui n’étaient pas non plus très difficiles à interpréter s’étaient produits. Les deux éclaireurs n’étaient pas revenus. Monsieur Luigi et son fils Paolo. Des gens de confiance, des villageois honnêtes. Ils avaient été mécaniciens, lorsqu’il était encore possible d’aller travailler en voiture. Ils avaient quitté le village depuis quatre jours et on n’avait reçu aucune nouvelle réconfortante les concernant. Ils étaient partis à pied, explorant les sentiers de haute montagne, lointains et impraticables, dont seuls les vieux se souvenaient. Des sentiers qui grimpaient en pente raide et Nina loups.indd 16 30/01/13 19:34 17 redescendaient tels des ruisseaux en direction du grand lac. Luigi et Paolo avaient pour mission de trouver d’autres gens, de recueillir des nouvelles dans les landes infestées par la haine où survivait encore la mémoire de l’ancien monde. Ils étaient partis pour que les habitants du village puissent continuer à croire en l’existence d’autres êtres épargnés comme eux par les massacres. Mais ils n’étaient pas revenus. C’était une perte importante pour la communauté, un nouveau signe de danger. Un nouveau retour en arrière. Vers la catastrophe. Ce n’était pas la première fois que l’on pleurait des disparitions prématurées, à Piedimulo. Les hommes de la communauté disparaissaient au loin, en silence. Ils partaient et ne revenaient plus. Leur absence rappelait le danger auquel ils avaient échappé et laissait un vide impossible à combler. Ceux qui restaient étaient peu nombreux. La relève manquait, tout comme les raisons d’espérer une renaissance. Cela ne pouvait pas durer. Pas éternellement. Au village, tout le monde se souvenait des hurlements sauvages. Les crépuscules embrasés, le ciel agité de vents malsains, souillé de taches noires qui semblaient avoir été tracées par la main d’un enfant triste. Les miasmes des fièvres, les gens fous de douleur, les cadavres abandonnés dans les rues, les incendies, les saccages, l’armée en déroute, sans but et sans consignes, les hordes de pillards, les assassins et la fureur aveugle des hommes. Cela avait été terrible, trois ans plus tôt. Un supplice inimaginable. En restant unis, ils étaient parvenus à s’en tirer, mais il leur faudrait encore du temps pour retrouver l’espoir. Leurs enfants, peut-être, parviendraient à oublier. D’autres générations devaient voir le jour et grandir Nina loups.indd 17 30/01/13 19:34
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