Lire un extrait du livre la methode crocodile - Page 1 - Lire un extrait du livre la methode crocodile MAURIZIO DE GIOVANNI LA MÉTHODE DU CROCODILE Traduit de l’italien par Jean-Luc Defromont 198069KYF_CROCO_fm9.fm Page 5 Mercredi, 10. avril 2013 3:59 15 Titre original : Il Metodo del coccodrillo Également disponible en version numérique Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2e et 3e a, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple ou d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. © 2012, Arnoldo Mondadori Editore S.p.A., Milano. Tous droits réservés. © 2013, Fleuve Noir, département d’Univers Poche, pour la traduction française. ISBN : 978-2-265-09730-8 198069KYF_CROCO_fm9.fm Page 6 Mercredi, 10. avril 2013 3:59 15 11 1 La Mort descend sur le quai numéro trois à 8 h 14, avec sept minutes de retard. Elle se fond dans la foule des migrants journaliers, ballottée entre les sacs, les mallettes et les valises, qui ne sentent pas son haleine froide. La Mort marche d’un pas hésitant, se protégeant contre la hâte des autres voyageurs. Elle traverse le vaste hall de gare, parmi les hurlements de gamins et les odeurs de croissants décongelés. Elle regarde autour d’elle, sèche d’un geste rapide une larme sous le verre gauche de ses lunettes, puis son mouchoir regagne la pochette de sa veste. Le bruit et le flot de personnes qui circulent entre les magasins récents lui indiquent la sortie. Elle ne reconnaît pas les lieux, du reste tout a changé au cours de ces longues années. Elle a tout planifié dans le moindre détail. Hormis la recherche de la sortie, il n’y aura pas un seul moment d’incertitude. Nul ne la voit. Les yeux d’un jeune homme qui fume, adossé à une colonne, glissent sur elle comme si elle était transparente. C’est un regard clinique : rien à piquer, les souliers usés et le costume démodé en disent aussi long que les verres photochromiques et la cravate foncée. Les yeux poursuivent leur chemin et s’arrêtent sur le sac ouvert d’une dame qui parle au téléphone en gesticulant frénétiquement. 198069KYF_CROCO_fm9.fm Page 11 Mercredi, 10. avril 2013 3:59 15 Personne d’autre ne voit la Mort traverser, incertaine, le vestibule de la gare. La voilà dehors. Humidité, odeur de gaz d’échappement. Le trottoir boueux est glissant. Il vient juste de cesser de pleuvoir, mais déjà un rayon de soleil se fraye un passage entre les nuages. Plissant les yeux dans la lumière soudaine, la Mort sèche une autre larme. Elle regarde autour d’elle et avise la station de taxi. Elle marche en traînant un peu les pieds. Elle monte dans une voiture en mauvais état où l’accueillent des relents de tabac froid et une banquette défoncée. Elle murmure l’adresse au chauffeur, qui la répète à voix haute pour en avoir confirmation, avant de démarrer sur les chapeaux de roue et de s’insérer dans la circulation sans céder la priorité. Nul ne proteste. La Mort est arrivée en ville. 198069KYF_CROCO_fm9.fm Page 12 Mercredi, 10. avril 2013 3:59 15 13 2 Le brigadier Luciano Giuffrè se passa les mains sur le visage, soulevant ses lunettes pour se frotter les yeux. — M’dame, on tourne en rond, là. Que ce soit bien clair : vous ne devez pas venir ici pour nous faire perdre notre temps, on a d’autres chats à fouetter, nous. Alors expliquez-moi ce qui s’est passé. Son interlocutrice, d’âge moyen et d’origine modeste, serrait un petit sac entre ses mains grassouillettes. Elle pinça les lèvres, coulant un regard vers l’autre bureau qui occupait la pièce. — Commissaire, parlez plus bas, ou sinon ce type entendra toutes mes histoires. Giuffrè ouvrit les bras : — Ma brave dame, je vous le répète, je ne suis pas le commissaire. Je ne suis qu’un brigadier affecté au service des plaintes, pour mon malheur, et « ce type » n’écoute pas vos histoires : c’est l’inspecteur Lojacono, qui fait le même boulot que moi, sauf qu’il a plus de chance, comme vous pouvez le constater, parce que personne ne s’adresse jamais à lui. Allez savoir pourquoi ! L’homme assis à l’autre bureau fit mine de ne pas avoir entendu la tirade de Giuffrè. Il continuait à regarder l’écran de son ordinateur, la main sur la souris, mais semblait perdu dans ses pensées. 198069KYF_CROCO_fm9.fm Page 13 Mercredi, 10. avril 2013 3:59 15 14 La femme se désintéressa ostensiblement de lui. — Qu’est-ce que vous voulez, dit-elle, la clientèle s’adresse toujours aux vendeurs qui lui inspirent le plus confiance. — Qu’est-ce que les vendeurs ont à voir là-dedans, m’dame ? Vous commencez à me taper sur les nerfs ! Comment osez-vous ? C’est un commissariat, ici, un peu de respect ! Clientèle, vendeurs : vous vous croyez où, à la charcuterie ? Soit vous me dites illico ce qui est arrivé, soit je vous fais raccompagner dehors par mes collègues. Alors ? La dame cligna des paupières. — Excusez-moi, commissaire, c’est que je suis nerveuse, ce matin. Voilà : il faut que vous sachiez que ma voisine du dessous a recommencé à ramener des chats chez elle. Elle en a trois maintenant, vous comprenez ? Trois. Giuffrè la regardait fixement : — D’accord, mais en quoi ça nous concerne ? La femme se pencha vers lui et murmura : — Ils miaulent. — Oh mon Dieu, mais bien sûr qu’ils miaulent, ce sont des chats ! Ce n’est quand même pas un délit ! — Vous faites exprès de ne pas comprendre ou quoi ? Ces chats, ils miaulent et ils puent. Alors moi je me suis penchée au balcon et je lui ai dit calmement : « Dis donc, espèce de tarée, quand est-ce que tu vas piger qu’il faut que tu dégages de cet immeuble avec tes sales bêtes ? » Giuffrè hocha la tête : — Eh ben, heureusement que vous l’avez dit calmement ! Et elle, qu’est-ce qu’elle a répondu ? La femme se redressa sur sa chaise pour souligner son indignation : — Elle m’a envoyée me faire foutre. Giuffrè acquiesça, exactement sur la même longueur d’onde que la propriétaire des chats. — Et alors ? 198069KYF_CROCO_fm9.fm Page 14 Mercredi, 10. avril 2013 3:59 15 15 La dame écarquilla ses petits yeux porcins. — Et alors je veux porter plainte contre elle, commissaire : vous devez les flanquer en prison ici même, elle et ses chats. Je veux porter plainte parce qu’elle m’a envoyée me faire foutre. Giuffrè ne savait pas s’il devait en rire ou en pleurer. — M’dame, ici on n’a pas de cellules et, encore une fois, je ne suis pas le commissaire. Du reste, cette dame n’a commis aucun délit, que je sache. Et puis j’ai comme l’impression que c’est vous qui l’avez cherchée en la traitant de tarée, non ? Alors suivez mon conseil, rentrez chez vous et essayez de prendre les choses un peu plus à la légère, quelques chats n’ont jamais fait de mal à personne, au contraire, ils chassent même les rats. Partez maintenant, et ne nous faites plus perdre notre temps. La femme se leva, raide comme un piquet, visiblement écœurée : — Et c’est pour ce genre de services qu’on paie nos impôts, hein ? Moi, je dis toujours à mon mari qu’il ne devrait pas tout déclarer. Bien le bonjour. Elle sortit de la pièce. Giuffrè ôta ses lunettes épaisses et les lança sur son bureau. — Je me demande à qui j’ai causé du tort dans une vie antérieure pour être condamné à faire ce métier. Dans une ville où on compte tous les jours les morts sur le trottoir, comment cette folle peut-elle venir au commissariat pour porter plainte contre une voisine qui, à juste titre d’ailleurs, l’a envoyée se faire foutre ? Tu y crois, toi ? Son collègue détacha le regard de son écran d’ordinateur. Les traits de son visage étaient presque orientaux : yeux noirs en amande, pommettes hautes, lèvres ourlées. Des boucles de cheveux en bataille retombaient sur son front. Il n’avait guère plus de quarante ans, mais des rides profondes aux coins de sa bouche et de ses yeux trahissaient des douleurs et des joies d’homme plus âgé. 198069KYF_CROCO_fm9.fm Page 15 Mercredi, 10. avril 2013 3:59 15 — Allez, Giuffrè. C’est des conneries, tout ça. Il faut bien tuer le temps d’une façon ou d’une autre, non ? Le brigadier remit brusquement ses lunettes, feignant la surprise. C’était un petit homme très expressif, qui joignait toujours le mime à la parole, comme si son interlocuteur était sourd. — Oh, mais que se passe-t-il, l’inspecteur Lojacono s’est réveillé ? Veux-tu que je t’apporte un café et un croissant ? Ou bien le journal, pour t’informer de ce qui se passe dans le pays pendant que tu te reposes ? Lojacono eut un sourire en coin. — Ce n’est quand même pas ma faute si les gens qui entrent ici me regardent à peine et vont tout droit s’asseoir à ton bureau ! Tu as entendu ce qu’a dit la grosse dondon ? La clientèle se prend d’affection pour les vendeurs qui lui inspirent confiance. Giuffrè se leva, dépliant tout son mètre soixantecinq. — Je te signale que tu t’y trouves toi aussi, dans ce rafiot ! À moins que tu t’imagines être ici en transit ? Tu sais comment les autres l’appellent, notre bureau ? Le Cottolengo. Comme l’hôpital piémontais où ils enferment les handicapés. Et qu’est-ce que tu crois, que c’est seulement moi qu’ils visent ? Lojacono haussa les épaules. — Qu’est-ce que j’en ai à foutre, moi ? Ils n’ont qu’à l’appeler comme ils veulent, ce trou à rat. Il les dégoûte ? Eh bien il me dégoûte encore plus. Il retourna à la contemplation de son écran. La date et l’heure s’affichaient sous la partie de cartes perpétuellement en cours sur son ordinateur. 10 avril 2012. Dix mois et quelques jours. Depuis dix mois et quelques jours, il était là. En enfer. 198069KYF_CROCO_fm9.fm Page 16 Mercredi, 10. avril 2013 3:59 15 17 3 Les écouteurs de la réceptionniste déversaient des chansons de Beyoncé à plein volume dans ses oreilles. Pour quatre cents euros de merde, au noir qui plus est, ces salauds ne pouvaient quand même pas lui demander de faire du zèle. D’un autre côté, par les temps qui couraient, on ne pouvait pas cracher sur un boulot peinard dans un petit hôtel du Pausilippe, d’une dizaine de chambres seulement. Surtout que ledit boulot lui laissait du temps pour étudier. Mais bon, quelle barbe ! Elle leva les yeux de son livre et sursauta. De l’autre côté du comptoir, un homme la fixait. — Pardon, je ne vous ai pas entendu arriver. Vous désirez ? Sa première impression fut qu’elle avait affaire à un vieillard. Si elle avait regardé plus attentivement sous la surface, au-delà du costume vieillot à la couleur indéfinissable, de la cravate foncée et des lunettes dont les verres s’obscurcissaient à la lumière (mon Dieu, mais ça faisait combien de temps qu’on n’en voyait plus, des comme ça ? Peut-être que c’était le même modèle que celles de son grand-père !), elle lui aurait sans doute donné quelques années de moins. Mais l’examen de gestion qu’elle devait préparer et les hurlements de Beyoncé dans les écouteurs, qui avaient atterri autour de son cou, l’incitaient à expédier le 198069KYF_CROCO_fm9.fm Page 17 Mercredi, 10. avril 2013 3:59 15 18 plus vite possible le client anonyme et invisible debout devant elle. — J’ai réservé une chambre, je crois qu’il s’agit de la 7. Veuillez vérifier s’il vous plaît. Sa voix, guère plus qu’un murmure, était tout aussi anonyme. L’homme tira un mouchoir de sa pochette et s’essuya l’œil gauche d’un geste rapide. La fille pensa qu’il souffrait peut-être d’une allergie. — Oui, voici la réservation. Mais la 9 s’est libérée, si ça peut vous intéresser. On voit un bout de mer par la fenêtre, alors que la 7 donne sur la ruelle, si vous voulez on peut… Le vieil homme l’interrompit gentiment. — Non merci. Je préfère confirmer la 7, si ça ne vous pose pas de problème. Elle est certainement moins bruyante, et je suis là pour me reposer. Ditesmoi, vous fournissez une clé pour quand on rentre… tard le soir, n’est-ce pas ? J’ai lu sur votre site que vous offriez cette possibilité, vu qu’il n’y a pas de gardien de nuit. Il est ici pour se reposer, et puis il demande la clé pour rentrer au milieu de la nuit. Le vieux porc. — Mais oui, bien sûr, voilà : celle-ci ouvre la petite porte latérale et l’autre votre chambre. Combien de temps pensez-vous rester ? Une question comme ça, pour la forme. Le vieil homme sembla se concentrer avant de répondre, son regard vitreux perdu dans le vague derrière ses lunettes, une ride profonde barrant son front sous ses rares cheveux blancs. — Je ne sais pas. Un petit mois, peut-être moins. Quoi qu’il en soit, pas très longtemps. — Prenez tout votre temps. Voici votre pièce d’identité. Je vous souhaite un agréable séjour. Et Beyoncé recommença à servir de bande-son à ses cours de gestion. 198069KYF_CROCO_fm9.fm Page 18 Mercredi, 10. avril 2013 3:59 15
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