Premières pages LE 12EME CORPS de Janine Teisson - Page 5 - Premières pages du polar LE 12EME CORPS de Janine Teisson Janine Teisson Le Douzième Corps Les personnages et les situations de ce récit étant purement inventés par l’auteure, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ou même fictives ne saurait être que fortuite. 9 Berlin, 1935 Et voici que Frida est de nouveau enceinte. Son mari, en serrant sa main sur sa cuisse lui dit : « Tu ne dois pas te refuser Frida, beaucoup de femmes aimeraient qu’on leur rapporte intégralement une paye comme la mienne à la maison. » Que peut-elle répliquer ? Elle ouvre les jambes. Son propre sort ne l’intéresse plus, mais elle refuse que la folie nazie détruise son Hans. Elle demande à son fils de venir dans sa chambre, le fait asseoir en face d’elle et le supplie de lui promettre qu’il n’ouvrira ni son cœur ni son esprit à ces croyances diaboliques. « N’oublie pas que tu es Hans. Tu es mon fils. Nous sommes catholiques, Hans, ne l’oublie jamais. Pense toujours que rien de ce que t’enseignent ces pantins n’est respectable pour ta mère. Pour personne au monde. Chaque soir, je t’en supplie, où que tu sois, promets-moi de faire venir mon visage dans la nuit et fais-moi répéter ce que je te dis maintenant : Ils ont tort. Ils sont les plus forts mais ils ont tort. Ne doute jamais qu’on puisse avoir raison, seul contre tous, comme le Christ. Fais semblant de faire ce qu’ils te demandent, mais ne va 10 pas plus loin que ce qu’il faut pour survivre, Hans. Ne leur abandonne pas ton âme, s’il te plaît. Protège-la, nourris-la, garde-la vivante. Rester Hans sera ton combat mon fils. Tu me comprends ? » Elle tient les mains de Hans dans les siennes et ne tremble pas, non, elle vibre de façon continue, les yeux grands ouverts, plongés dans ceux de son fils. Et il promet de toute son âme. Parfois il en a assez. « Mère, tu me répètes toujours les mêmes choses. Je le sais tout ça » et elle répond : « Répéter toujours les mêmes choses est une force. Ils le font bien eux, non ? » Il est obligé d’admettre qu’elle a raison. Il oubliera parfois son serment, sera obligé d’oublier son âme, ou bien elle lui échappera, mais les paroles de sa mère lui seront une aide incomparable, une armure où se réfugiera, presque intacte, son humanité. Frida avait été une jeune fille mystique, hésitant entre la vie religieuse et la musique. Elle choisit la musique mais n’eut finalement rien, qu’une brute de mari et une kyrielle d’enfants. Elle ne parle en prophétesse qu’à Hans. Pour les autres, elle veille à ce qu’ils soient propres, nourris, les cheveux bien coupés, les vêtements sans déchirure, les 11 chaussures ressemelées, lacées, un mouchoir dans la poche, qu’ils apprennent bien en classe et sachent les formules de politesse. Mais s’occuper de leur âme est au-dessus de ses forces. Berlin, 1938 Helga a douze ans. Sa mère a été obligée de l’inscrire aux activités des Jeunesses hitlériennes. À présent l’ennemi est dans la maison. Helga est possédée. Frida ne cache pas ses opinions, mais quand sa fille lui déclare : « Tu sais que si je répète ce que tu dis là à ma cheftaine, tu vas directement à la potence ou en camp de concentration ? » elle répond : « Et c’est toi qui t’occuperas des enfants ? » Consciente de s’être réfugiée d’une façon minable derrière le rempart de sa progéniture, honteuse d’avoir éprouvé une telle épouvante devant sa fille, elle surveille ses paroles. Elle a pris l’habitude de s’enfermer dans sa chambre quand la colère la submerge. Parler seule, tournée contre le mur, ou psalmodier des insultes contre les suppôts d’Hitler, un oreiller appuyé sur le visage, est le symptôme de son effondrement 12 mental. Elle sort de moins en moins. Pour voir des uniformes bruns dans les rues, entendre des Heil ! hurlés, des bruits de fuite et les cris de ceux que l’on abat en pleine ville ? Non. Plus tard elle marmonnera des nuits entières, assise comme une grande marionnette sur son lit. Çà et là émergent de ses prières des mots distincts. Interdits. Quelquefois son mari passe un dimanche entier à la maison. Elle essaie alors de lui faire part de ses pressentiments. Il ne voit pas où est le problème. Un simple processus de nettoyage de l’Allemagne, un peu viril sans doute, et puis tout ira bien. Alors elle finit par hurler : « Mais tu trouves normal que ce qui a été le Mal pendant des siècles devienne le Bien et vice-versa ? Que des gens vertueux soient traités comme des assassins, abattus par des criminels encouragés par ton Führer ? Tout est devenu si sordide ! » — Je ne sais pas de quoi tu parles, Frida, il n’y a jamais eu autant de fêtes à Berlin. — Bien sûr, ils nous rendent fous avec leurs défilés, leurs réunions, leurs cris. J’en ai assez des marches, des feux d’artifice, et de ces haut-parleurs qui diffusent l’horrible voix de Monsieur Hitler. Tu appelles 13 ça des fêtes ? Les fêtes ne sont-elles pas des moments où l’on rit, où l’on danse ? Qui rit à leurs fêtes ? Monsieur Hitler parle de rebâtir l’Allemagne et il fait tuer des braves gens à coups de fouet d’acier. Tout le monde sait cela. Toi aussi tu le sais. Tu sais que quand ils disent qu’ils ne font de mal à personne ils mentent. Pourquoi cette rage contre les Juifs ? As-tu jamais eu à te plaindre d’un Juif, toi ? Il se passe des choses terribles dont nous ne devons pas parler sous peine de mourir, c’est ça ? Et notre avenir prendra ses racines dans cette horreur ? Tu y crois ? Ils prennent aussi nos enfants, Kurt, tu ne le vois pas ? Nos enfants ! Kurt, réponds-moi ! — Tais-toi, Frida, tu déraisonnes, tu vas mal finir. Il quitte la pièce mais cela ne l’empêchera pas, la nuit venue, de soulever la chemise de nuit de sa femme. Qu’elle soit rebelle l’excite, lui rappelle la première fois. Il l’avait presque étouffée pour réussir enfin à déchirer ses vêtements et à la pénétrer. En pensant à la petite chambre de jeune fille dévastée, rideaux déchirés, tasses en miettes, matelas glissé du lit, il se redresse et bombe son ventre, avec un sourire de fierté. 14 Berlin, 1939 Hansvientd’êtremobilisé.Samèrepleure. « Mon Dieu, je voudrais tant pouvoir dire encore guten tag au lieu de Heil Hitler ! » — Maman, tais-toi. Sois prudente, lui dit Helga, tantôt affectueuse, tantôt dure. Elle a treize ans. Des gens ont été dénoncés par leurs enfants. Parfois Frida souhaiterait cela, pour aller au fond de l’abjection et en finir. — Tu me conseilles d’être prudente, Helga. Ça veut dire quoi être prudent ? Se transformer en pantins qui lèvent le bras et crient Heil Hitler en tout lieu, à toute heure ? Prudent, prudent, jusqu’à ce qu’on nous tue ? Quelle vie ! Qui sont ces gens qui envahissent mon pays, qui le transforment, qui tuent ceux qui veulent rester dignement Allemands ? D’où sortent-ils ? De l’enfer ? Je suis folle ? — Oui maman tu es folle, mais tu devrais te retenir. Les fous sont des vies inutiles. Tu le sais ? — Ma pauvre enfant, tu m’as dit toimême que ton camp n’avait été qu’un 15 interminable entraînement à lever le bras en criant plus fort que tous, à toute allure : « Heil Hitler, Zugführer ! » Est-ce que cela t’est utile aujourd’hui et pour ta vie future ? Est-ce que cela développe ton corps ? Ton esprit ? Quelles compétences personnelles as-tu acquises ? Vous êtes toujours fondues dans le groupe, comme dans un magma. Tu as presque perdu ta voix et tu as le bras droit gonflé et à moitié paralysé. Tu m’as dit qu’au village où vous défiliez les gens semblaient avoir peur de vous et c’est moi qui suis folle ? Tu as peur de moi Helga ? Oui, assurément, il faut avoir peur des fous. Oui ! Mais elle n’ajoute rien. Au dernier moment elle craint d’aller trop loin. Sauf une fois ou regardant fixement le brassard rouge orné de la croix gammée au bras de sa fille, elle l’a saisie en la serrant à la briser et lui a hurlé au visage : — Tu sais comment on les appelait les filles qui portaient ça, il y a dix ans ? On les appelait les putes à Hitler ou les truies nazies. — Maman ! 16 Orléans, février 1941 Elle repasse les manches du manteau bleu marine de la fille Paulin. Le fer chaud qu’elle pose sur le torchon mouillé fait des pfou ! pfou ! Elle entend la porte racler le sol. Ce petit caillou qu’elle ne parvient pas à déloger. Il entre. Cette odeur de lainage passé à la vapeur lui fait penser à la lingerie, là-bas, chez lui. Il a ôté son calot. — Bonjour mademoiselle. — Bonjour monsieur. — Je voudrais savoir si vous pourriez me procurer de la dentelle de Calais. — Oh non, depuis… le début de la guerre, nous ne vendons que du fil, des aiguilles et de l’élastique. Vous n’êtes pas dans une mercerie, ici, monsieur, mais dans un atelier de couture. Il la regarde, grande, la poitrine haute, la peau très pâle, les joues un peu rouges de s’être penchée sur le fer ou de timidité ? Et quelques bouts de fil sur sa robe noire. Il a aimé son hésitation à évoquer la guerre, puis l’effort qu’elle a fait pour ne pas se troubler. Il fait un pas en arrière.
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