desinvolt janvier - Page 59 - magazine urbain collaboratif en ligne Les Éditions Paumes, basées à Tokyo, sont à l’origine d’une collection de petits livres d'art de vivre, devenue en 10 ans des "classiques incontournables"dontlescréatifssont addicts. Abordant avec authenticité différents thèmes autour de la déco et de la création, chaque titre évoque joliment les univers personnels et bohèmes des créateurs et artistes des capitales européennes. Ce sont autant de petites bibles bourrées d’idées, dans lesquelles on ne se lasse pas de venir puiser l’inspiration. Même s'ils sont rédigés en version originale japonaise ! Après avoir fait le tour de Paris, Hisashi Tokuyoshi et Fumie Shimoji posent leur regard poétique sur l’art de vivre à Londres, Stockholm, Copenhagen… 59 LE CAHIER RÉDAC’ NOTTEURS Ils aiment écrire Nous aimons les lire... Une sélection du site www.desinvolt.com Nouvelle Chronique Humeur Extraits... 62 LE HAKA Parole de Ka mate ! Rédac’notteur Pour rien au monde, je ne manquerais un Haka ! Le Haka, c’est cette danse traditionnelle Maori, de laquelle les joueurs de rugby néo- zélandais font invariablement précéder chacune de leurs prestations internationales. Vêtus généralement du costume d’un arbitre, All Blacks, on dit d’eux qu’ils portent le deuil de leur adversaire. Quant au Haka, il s’agit de bien autre chose que d’une simagrée folklorique au service d’une quelconque culture rugbystique. Le Haka est une danse fondue dans un chant d’origine immémoriale. Les Maoris forment la population aborigène de cette île des antipodes. C’est un peuple fier et guerrier qui ne se laissa pas coloniser veulement. La cérémonie du Haka servait autant à l’accueil pacifique du visiteur qu’à la diffusion d’un ultimatum belliqueux. Je dis «cérémonie», car il s’agit bel et bien d’une célébration durant laquelle une phalange humaine exécute de façon synchrone, une série de gestes rituels qu’elle accompagne à l’unisson d’un verbe martelé comme les membres propres de chaque individu de la communauté. Un Haka permet à la fois la réunion dans la force qui prélude à l’effort d’un groupe (guerre, chasse, pêche, match), et la décharge d’adrénaline garantissant à chaque individu de garder la tête froide en toutes circonstances. La culture Maori marque intensément le contraste des deux sexes dans ses chants : un Haka rythmé brutalement de voix graves masculines peut se recouvrir de véritables mélopées féminines. par Michel P. Souvenez-vous de la scène de fin du film «La leçon de Piano» de Jane Campion, lorsqu’ils embarquent le dit-piano sur la pirogue. Jane Campion, réalisatrice néo-zélandaise su montrer dans ce film, outre la belle et terrible histoire d’amour, comment se construisit la nation de «la terre des nuages», Aotearoa, d’un épicé mélange entre autochtones et arrivants pour la plupart écossais. Il existe évidemment plusieurs formes du Haka ; la plus connue (ci-dessus) se nomme le Ka mate (1), dont voici les paroles : Ringa pakia ! Uma tiraha ! Turi whatia ! Hope whai ake ! Waewae takahia kia kino ! Ka mate ! Ka mate ! Ka ora ! Ka mate ! Ka mate ! Ka ora ! Tenei te tangata puhuru huru Nana nei i tiki mai, Whakawhiti te ra A upane ! ka upane ! A upane ! ka upane ! Whiti te ra ! Hi ! (Tapez les mains contre les cuisses ! Soufflez ! Pliez les genoux ! Laissez la hanche suivre ! Tapez des pieds aussi fort que vous pouvez ! Je meurs ! je meurs ! je vis ! je vis ! Je meurs ! je meurs ! je vis ! je vis ! Voici l’homme poilu Qui est allé chercher le soleil Et l´a fait briller à nouveau ! Un pas ! Un autre pas ! Un pas ! Un autre pas ! Devant le soleil qui brille ! Hi !) Il s’agit de celle qu’exécutaient exclusivement les rugbymen, jusqu’au triste jour sud-africain qui les virent couverts par d’irrespectueux chants locaux. Lorsque l’équipe à la gazelle fit à son tour le voyage d’Auckland, une surprise en forme de réception toute particulière l’y attendait. Il y eut un nouveau Haka (2)... Ce dernier se nomme le Kapa o Pango dont voici les paroles : Kapa o pango kia whakawhenua au i ahau ! Hi aue, hi ! Ko Aotearoa e ngunguru nei Hi Au,au,aue ha! Hi Ko Kapa o Pango e ngunguru nei ! Hi Au,au,aue ha! Hi I ahaha ! Ka tu te ihiihi Ka tu te wanawana Ki runga ki te rangi e tu iho nei, Tu iho nei, hi ! Ponga ra ! Kapa o Pango, aue hi ! Ponga ra ! Kapa o Pango, aue hi, ha ! (Laissez-nous nous unir avec notre terre C’est notre terre qui gronde Nous sommes les All Blacks Il est temps ! C’est mon moment ! Notre règne Notre suprématie triompheront Et nous atteindrons le sommet ! La fougère argentée ! All Blacks ! La fougère argentée ! All Blacks !) 64 LE HAKA On ne badine pas avec la Tradition lorsque l’on est un peuple, multicolore certes, mais issu de celle que se partagent allègrement les gènes des Highlands et de la Polynésie ! La façon dont Tana Umaga, leader de ce Haka - le Haka des All Blacks est toujours dirigé par un joueur ayant du sang Maori -, vit littéralement et exprime de tout son être la nature de la blessure, de l’humiliation infligée à sa culture, la manière dont les quinze, après avoir posé UN genou et le poing à terre, sur LEUR TERRE, avancent de concert vers leurs adversaires, d’abord en se frappant le torse et les cuisses, puis - quelle frayeur ! - les deux bras tendus à plat, tel un banc de squales pointant leurs nez sur leurs proies, pour finir par ce geste si multi-culturellement explicite d’un pouce traversant la gorge, tout cela est proprement stupéfiant. Ce dernier geste leur fut aussi reproché, par trop guerrier, mais le Haka n’est pas la guerre. Il faut chercher à le comprendre. Il peut précéder la guerre, mais beaucoup d’autres choses aussi, comme un sport pratiqué dans les règles et l’équité, sans jamais perdre le respect. Car telle est la leçon du Haka : inspirer le respect, et montrer son respect. Ainsi qu’il l’est évoqué dans le magnifique et froidement lucide film de Lee Tamahori, «L’âme des guerriers», le Haka sert aussi à inculquer une disciplines aux jeunes délinquants Maori et métisses, dans le cadre de programmes de réinsertion socio- professionnelle. Tout n’est pas rose en Nouvelle-Zélande et cette œuvre le montre bien, mais le Haka s’y pratique en mémoire des ancêtres, afin d’y retrouver la source de l’âme profonde et de la fierté de soi ; il s’y pratique partout et par tous, à l’école, dans les clubs de rugby, par les Maori, les métisses, les blancs, les jaunes, les noirs. Il est la quintessence de l’idée de cette nation, son union sacrée, le respect de soi et le respect de l’autre collectivement exprimés. Alors, lorsque le calendrier des matchs internationaux fait un petit pays des îles polynésiennes - qui ont chacune leur forme de Haka - rendre visite à sa grande cousine, cela peut accoucher d’un spectacle surréaliste, que nous proposa cet avant- match contre l’archipel des Tonga (3) : durant plus de trois minutes, les blacks en cercle entonnèrent un « pré-Haka », laissèrent aux tongiens exécuter le leur, tout en grippant de succession d’onomatopées et de postures ce moment, puis conclurent en une indescriptible fin tribus de chanson de gestes en langues et défis échangés, sur une sorte de défaite déjà consommée de leurs adversaires... Le Haka est l’un des éléments de mon admiration pour les cultures océaniennes, au même titre que l’art du tatouage Maori - si proche de nos motifs celtiques -, les musiques et légendes aborigènes d’Australie, et une enfance bercée par des récits de Tahiti, l’héritage d’un journal quotidien en provenance du paradis terrestre, un tout qui ne saurait pas ne pas se transformer un jour en roman... Qu’avons-nous à leur proposer nous petits français ? Une Marseillaise, qui est plus un chant de révolte que de révolution, et notre fameux «french-flair» - cette propension à jouer au rugby de façon imprévisible - dont ils sont si respectueux. Le Haka, sert à prouver le Respect, cet article aussi. Le blog de Michel P. 65 66 Désinvolt.comPlumes de notteurs Le cadeau de Claude Par Murièle LM. J’ai rencontré Claude presque trois ans après avoir emménagé dans l’immeuble. C’était ma voisine du dessus. D’elle, je ne connaissais que des bruits nocturnes furtifs : des pas traînants, des coups sourds, des chutes d’objets. C’est que je n’étais jamais là en journée, je travaillais à l’autre bout de la ville. Je quittais l’appartement à cinq heures et ne rentrais chez moi qu’à dix-neuf. Claude a cessé d’être une présence virtuelle lorsque je suis tombée enceinte. Comme j’avais beaucoup de trajet, que je restais debout à piétiner toute la journée, j’ai eu des contractions dès le sixième mois. Mon médecin a préféré m’arrêter… Les journées étaient longues et ennuyeuses, je n’avais pas grand-chose à faire. Je lisais, regardais la télé, écoutais la radio ou me perdais dans la contemplation de la circulation en bas de chez moi. J’avais peu de visites, une amie de temps en temps passait me faire un petit coucou. Ma grossesse solitaire était assez triste. Je n’arrivais pas à m’intéresser à mon ventre, à imaginer ce que serait ma vie lorsque ma fille serait là. J’ai donc prêté plus d’attention aux sons alentours. Et Claude était particulièrement bruyante en journée. J’avais l’impression qu’elle déplaçait des meubles, qu’elle manipulait du verre. J’imaginais alors des petites histoires. Cela me distrayait. Par contre, plus la grossesse avançait, plus cela me gênait. J’avais du mal à dormir la nuit, je faisais donc la sieste en journée, et les bruits soudain me faisaient toujours sursauter. Mais je ne protestais pas, car rien ne m’effrayait plus que la perspective d’être confrontée au silence. La première fois que je l’ai vu, je ne savais pas qui elle était. J’avais rendez-vous au laboratoire pour des analyses. L’échéance approchait, je rentrais dans le neuvième mois, et j’avais du mal à marcher. Je ne prenais plus les escaliers, descendre les quatre étages m’épuisait : ma fin de grossesse a été ponctuée de petits maux et désagréments. J’ai appelé l’ascenseur. Quand les portes se sont ouvertes, j’ai eu un mouvement de recul, une forte odeur d’alcool m’a agressé. Je suis rentrée, le cœur au bord des lèvres, et me suis calée le plus loin possible de la vieille femme qui se trouvait là. Mais l’ascenseur était petit et mon ventre énorme. Malgré mes efforts, nous n’arrêtions pas de nous effleurer. C’est qu’elle titubait… Elle m’a regardé en souriant. J’ai baissé les yeux. C’était une femme repoussante. Elle sentait extrêmement mauvais, l’odeur d’alcool se mêlait à de fortes odeurs corporelles, urine, sueurs, haleine chargée. Des détails écœurants me restaient en mémoire malgré mes yeux au sol. Ses cheveux gras pleins de pellicules, les grosses trainées noires qui maculaient les plis de son cou, les boutons sur son visage boursouflé, son chemisier blanc couvert de taches. Comme je regardais le linoléum de l’ascenseur, je voyais aussi ses pieds. Elle avait des tongs crasseuses, et les ongles de ses orteils longs et noirs étaient tout déformés. L’envie de vomir me tenaillait. 68 Je ne l’ai plus croisé avant mon accouchement. Leïla est arrivée un lundi matin. J’avais appelé un taxi et m’étais rendue seule à l’hôpital. Je me rappelle de la chambre impersonnelle et dépouillée. Je me rappelle d’avoir regardé par la fenêtre les jours se lever. Je me rappelle les petits cris de Leïla qui remplissaient la nuit. Nous sommes rentrées à l’appartement, et nous sommes apprivoisées pendant les deux mois qui suivirent. Claude faisait encore du bruit, mais cela ne me gênait plus… Leïla s’était même habituée à ce fond sonore. C’était une enfant sage, elle pleurait peu. Elle me regardait parfois de ses grands yeux noirs pendant de longues minutes, et j’avais peur. Les bruits de Claude m’aidaient à ne pas m’enfoncer dans son regard. Les visites de mon amie s’espacèrent. Mais je me sentais moins seule depuis que j’avais Leïla. Les choses devinrent rapidement routinières. J’ai pu reprendre le travail dès la fin de mon congé maternité. Leïla allait à la crèche collective du quartier. En tant que mère célibataire, j’étais prioritaire. J’ai même pu négocier un changement de poste avec des horaires moins lourds. Je partais à huit heures au lieu de cinq, j’étais contente. J’ai recroisé Claude dans l’ascenseur. J’allais amener Leïla à la crèche. Elle m’a fait un clin d’œil et s’est présentée : - Bonjour bébé, moi c’est Claude… Elle était toujours aussi repoussante. Elle s’intéressait beaucoup à Leïla. Elle lui faisait des grimaces hideuses lorsqu’elle la voyait dans mes bras. Leïla la regardait sans réagir ou parfois pleurait. C’était pathétique cet acharnement à entrer en contact avec ma fille. Cela me faisait de la peine, je ne sais pas pourquoi. Malgré l’odeur et mon dégoût, je trouvais sa présence bienveillante, jamais elle ne cherchait à la toucher. Elle la regardait et faisait ses grimaces. Si Leïla pleurait, elle faisait toujours un bruit de langue et disait : - Ouh, je te fais peur petite fille, pardon… Nos rencontres dans l’ascenseur étaient réglées comme du papier à musique, dans les gestes et dialogues. Et peu à peu, la voir tous les matins me rassurait. Elle n’était pas complètement saoule. Elle descendait justement faire le plein. Leïla a eu deux ans. Ma vie monotone était traversée de ses cris et découvertes. Je la regardais grandir étonnée. Claude venait de temps en temps à la maison. Comme j’avais le téléphone, elle m’avait un jour demandé si elle pouvait passer un coup de fil à sa mère… J’avais dit oui, et depuis elle nous rendait visite régulièrement. Nous ne nous parlions pas ou très peu, elle venait pour ma fille. Elle faisait le pitre ou lui racontait des histoires. J’aimais bien la regarder faire. Elle lui disait des choses étonnantes : - De sa rive l’enfance Nous regarde couler : « Quelle est cette rivière Où mes pieds sont mouillés Ces barques agrandies, Ces reflets dévoilés, Cette confusion Où je me reconnais Quelle est cette façon D’être et d’avoir été ? » Et moi qui ne peux pas répondre Je me fais songe pour passer au pied d’une ombre C’était de la poésie, je ne savais pas si c’était d’elle ou pas. Je ne lisais jamais de poésie. Je n’éprouvais plus le besoin de lire depuis que j’étais maman. En tout cas, Leïla adorait l’entendre déclamer… Elle riait, virevoltait. Claude rosissait, mais ne faisait pas un geste. C’était toujours sa limite, elle ne la touchait pas. Un jour, Claude m’a offert un livre. L'auteur était Jules Supervielle - Tu le donneras à la petite quand elle sera plus grande J’ai regardé le livre, il y avait le tampon de la bibliothèque du quartier. J’ai pensé qu’elle l’avait volé et j’ai eu honte de ce cadeau. Je ne m’en suis pas débarrassée, mais je l’ai caché dans ma chambre. Je n’avais pas l’intention de l’offrir à Leïla. La dernière fois que je l’ai vu, elle a dit à Leïla en riant : - Aujourd’hui est un fauve, demain verra son bond Je me rappelle qu’elle portait une robe beige toute sale. C’était un peu avant Noël... Je ne sais pas qui, mais on l’a retrouvé morte chez elle le 29 décembre. Je n’ai rien dit à Leïla. J’ai pleuré. Nous avons retrouvé notre vie solitaire. Leïla voulait voir Claude... J'ai fixé ses yeux noirs et j'ai dit : - Claude est en voyage, elle cherche des histoires. Elle va les envoyer, et je te les lirai... Je suis allée chercher dans ma chambre le livre qu'elle m'avait donné. Sur la couverture, il était écrit : La Fable du monde, suivi de Oublieuse mémoire... Le cadeau de Claude Rompre les rangs des forteresses intimes Prendre les devants sur les querelles mutines Appréhender au mieux le siècle qui glorifiera Sceller la stèle de quiconque supposera Conquérir par le charme l’épouse du Roi Par le vin qui désarme l’élite s’endormira Devenir au matin maître par fourberies La gloire du malin a l’odeur des tromperies Pendant que les puissants jouent Je contemple la rondeur des choses La courbe d’un horizon flou Le bruit des fleurs qui éclosent Entre deux bonheurs Si la vie peut-être Veut m’en juger digne Ce serait un honneur Madame que de mettre Mes poings sur votre ligne Et laisser mon coeur Dévoué, aimant être Celui en votre mire Jaugeant de ma candeur Sans l’artifice du paraître Souffrez que je vous admire Car votre regard de feu N’a de rouge que la couleur Du sang de votre affront Et s’il était un jeu Adapté à votre humeur J’en serais la reine des cons Moi je gouverne tant bien que mal Quelques grains de poussière Qui envahissent ma hutte J’espère passer amiral De ma barque qui n’a jamais vu la mer Où les charançons chahutent Au pied du mat central S’étend mon lopin de terre Un bac à sable planté d’une flute Désinvolt.com Plumes de notteurs Pendant que les puissants jouent Par Feuille. 70
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