premieres pages Melting Plot_Peggy Pepe Sultan 12 nov chevre feuille etoilee nov 2017 - Page 2 - premieres pages Melting Plot de Peggy Pepe Sultan Collection D’un espace, l’autre Illustrations de couverture: ©Peggy Pepe-Sultan, La famille devant le Sphynx, Plateau de Guizeh, Le Caire, 1952. ©Peggy Pepe-Sultan, peinture de Fifi, d’après une photographie, par Danièle Vienne-Aguenier, 2014. Les illustrations à l’intérieur du livre appartiennent à l’auteure. MELTING PLOT UNE ENFANCE EN ÉGYPTE de la même auteure Nouvelles: publiées dans étoiles d’encre Poésie: Précaire le pays, éd. écho Optique La page suivante, éd. La Bartavelle Peggy Pepe-Sultan Melting Plot Une enfance en Égypte © éditions Chèvre-feuille étoilée Montpellier bureau@chevre-feuille.fr http://www.chevre-feuille.fr/ novembre 2017 ISBn : 978-2-36795-113-3 À la mémoire de mes parents Au printemps Arabe de Midan Tahrir “But for those like us, our fate is to face the world as orphans, chasing through long years the shadows of vanished parents. There is nothing for it but try and see through our missions to the end, as best we can, for until we do so, we will be permitted no calm.” When we were Orphans, Kazuo Ishiguro « notre destin, à nous et à nos semblables, est d’affronter le monde comme les orphelins que nous sommes, pourchassant au fil de longues années les ombres des parents évanouis. à cela, il n’est d’autre remède qu’essayer de mener nos missions à leur fin, du mieux que nous le pouvons, car aussi longtemps que nous n’y sommes pas parvenus, la quiétude nous est refusée. » Quand nous étions orphelins, Kazuo Ishiguro. Trad. François Rosso. éd. Calmann-Lévy, 2001 « Farei parlando innamorar la gente » La Vita Nuova, Dante 9 PRÉFACE Robert Solé De son enfance à Héliopolis, Peggy Pepe-Sultan a gardé des souvenirs lumineux, et on la comprend. Cette villejardin, née au début du xxe siècle sur un plateau désertique au nord-est du Caire, était un paradis. Ses promoteurs l’avaient dotée d’une architecture à nulle autre pareille, mêlant Orient et Occident. Mais c’est surtout sa population, réunissant des égyptiens et des « égyptianisés » de diverses origines, qui en faisait la singularité : mosquées, églises et synagogues y cohabitaient paisiblement, loin des bruits et des fumées de la capitale. Héliopolis la cosmopolite était une petite Alexandrie. Il ne s’agissait pas d’un melting-pot à l’américaine. Aucune nouvelle culture n’était censée naître de cette mixité. Chacun restait à sa place, marqué par sa religion et son origine nationale. On étudiait dans les mêmes écoles, on vivait côte à côte, on partageait mille choses, mais cela n’allait pas jusqu’au mariage : sauf exceptions, ce cosmopolitisme s’arrêtait au pied du lit conjugal. 10 Pourtant – et c’est tout l’intérêt de son livre – Peggy Pepe-Sultan ne s’inscrit pas exactement dans ce schéma. Elle a grandi dans une famille doublement cosmopolite. Une famille qui appartenait à ce monde multiculturel tout en étant elle-même plurielle : un père juif, d’ascendance syrienne, qui se cognait la tête aux murs dans un français d’égypte boiteux ; et une mère italo-anglaise, qui portait son catholicisme en bandoulière et n’arrêtait pas d’invoquer Jésus dans la langue de Dante. Les relations orageuses entre les deux parents faisaient du foyer un champ de bataille assourdissant, avec des noms d’oiseau en quatre langues, puisque ces demi-égyptiens, que la mort d’un enfant en bas âge avait meurtris, pratiquaient aussi l’arabe. Dans ce monde cosmopolite, les vocables se mélangeaient. On passait d’une langue à l’autre, selon l’humeur et les circonstances. « nous en lâchions une pour nous dissimuler derrière une autre, se souvient Peggy Pepe-Sultan. à peine le sujet d’une discorde était-il tragédie que nous nous bidonnions déjà dans la langue voisine. » La petite Peggy alias Fifi, qui est inscrite à St Claire’s College, étudie, chante, joue et rêve en anglais, mais ce n’est pas sa langue maternelle puisque sa génitrice s’exprime essentiellement en italien. Tout au plus « une langue natale »… Fifi évolue dans une Babel multilingue. Elle connaît un peu d’arménien grâce à l’horloger Haratch, un peu de grec grâce au restaurateur du quartier Kiriakos, et se régale de l’allemand de sa grand-mère anglaise, élevée dans une mission germanique de Zanzibar… L’arabe dialectal n’a pas de secret pour elle, et des leçons particulières avec un professeur pittoresque, Oustaz nasr, la feront progresser en arabe littéraire et lui permettront de réciter sans faute des sourates du Coran. Peggy Pepe-Sultan raconte tout cela de manière très drôle, jonglant admirablement avec une plume audacieuse, inventive, qui court à cent à l’heure sur le papier. Que de trouvailles ! Quel brio ! Une telle virtuosité finit parfois par donner le vertige. Le lecteur peut perdre pied. Il ne lui reste plus alors qu’à se laisser porter par la musique des phrases, se promettant d’y revenir à tête reposée, pour comprendre pleinement cette étonnante aventure affective et linguistique. Car au drame familial va s’ajouter celui de l’exil. Le père et la mère ont beau s’accrocher au pays, lui donner mille gages de fidélité, rien n’y fait. Dehors, out, barra ! C’est l’expulsion et la sortie d’égypte, en 1957, après la crise de Suez. Dans les années qui suivront, le pays de nasser continuera à se débarrasser de tout ce qui n’est pas strictement national, sans se rendre compte à quel point il s’appauvrit. Le cosmopolitisme s’y réduira à une peau de chagrin. Débarquant à Paris, la petite Fifi, âgée de 13 ans, passe brusquement au monolinguisme. Elle se heurte au français de France – ce parler pointilleux, tranchant, peu chaleureux – auquel il faut obéir et qui remplace, à la fois, le sabir et la dictature du père. Adieu Babel ! Finie, « la joyeuse migration entre les idiomes » qu’elle entretenait « avec tant d’entrain, de poivre, d’humour et de perlimpinpin, cette anarchie de la circulation, de la rencontre et de l’échange. » D’une phrase superbe, qui en dit beaucoup, Peggy Pepe-Sultan constate, soixante ans après : « Un seul pays vous manque et toutes vos langues sont dépeuplées. » 13 LIMINAIRE Mais bordel de shit and take away où donc trouver sa fameuse « langue de l’être » ? Fifi, tu nous fais braire, c’est pas une langue possible, terrestre, cette langue qui te fait être dans un verbe absolu, faut t’y faire sinon t’es foutue ! La sienne, à l’enfant, est celle qu’elle accepterait d’envisager et d’entendre sans sursauter, sans la mettre à la pesée au moindre doute, sans vouloir la retirer et la brûler séance tenante ; cette langue, pas tout à fait sienne, est altérée ; Fifi, on va t’attacher les mains, tu saignes, regarde tes cicatrices, t’as plus rien à voir avec la belle-fille d’Isis ! La langue dérape dans le vide ou recule, fait un pas en avant mais trébuche, reprend ses sens et retombe sur ses deux pieds : je parle l’anglais comme une funambule qui n’en finit pas de glisser sans jamais quitter le fil conducteur. Ma langue dite maternelle est défunte, mais elle demeure sous-jacente aux autres idiomes parlés durant l’enfance et aujourd’hui, principalement, au Français auquel j’appose ici une majuscule, à l’anglaise, sans doute pour lui filer une révérence puisque de langue d’accueil, le Français est devenu langue dominante, légitime, aimée pour le meilleur et le moins pire. Chaque fois qu’il m’arrive de me « rattraper » en Français, tous les autres idiomes sont en reste, je ne peux désormais m’identifier tranquillement à aucun, je suis en retard sur tous. Le naturel acquis ne me protège guère des pièges, je dois me justifier de goûter le parler, sinon mieux, l’écrire pour véritable
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